"QUI A INVENTÉ LES AFRICAINS?"

10 TIP TOPS: COMMENT NE PAS DEVENIR UN ARTISTE AFRICAIN

Les douaniers du Monde Noir

Si , en tant qu’ artiste, vous voulez participer à l’une  de ces grandes manifestations   saisonnières qui célèbrent  la culture africaine dans les capitales  occidentales , vous devez remplir un certain nombre de conditions.  D’abord il faut être né quelque part en Afrique, de préférence en Afrique noire. Secondo, il vaut mieux être accessible, voire  résider  à une proximité géographique pratique par rapport au lieu de la manifestation. L’Afrique est trop loin ! Si vous ne remplissez pas les deux conditions mentionnées ci-dessus, vous aurez encore une chance d’y être si  vous êtes de peau noire comme les Noirs américains, français  ou britanniques, dits “ African Diaspora”. Ainsi, en ma qualité de créateur africain, noir et diasporisé dans la proximité européenne, j’ ai pu, en Septembre1995, participer à l’une des grandes  manifestations  européennes consacrée  à l’art  contemporain des Africains. C’était “ Africa 95”. J’ y ai rencontré un grand nombre d’ Africains,  artistes, écrivains, historiens d’ art , et commissaires d’ exposition. J’ ai même rencontré des Américains et des Britanniques   noirs  qui  se posaient des questions sur l’ authenticité de l’ africanité des nord africains dont un groupe  était exposé à Londres dans la même manifestation .

C’ était une drôle de discussion ! D’une part, il y avait  deux  artistes noirs, dont   l’un    né et vivant à Londres depuis toujours et l’ autre, américain,   d’ autre part, il y avait moi qui me sens à la fois arabe, africain  et occidental. Selon les arguments qu’ils présentaient, les Nord- Africains seraient étrangers au continent africain, “ils  sont venus d’ailleurs !”. Cela m’ a rappelé des débats qui ont nourri la crise “diplomatique” autour  du Deuxième Festival International de la Culture Noire et Africaine de Lagos en 1976. Je dis crise “diplomatique” car deux pays africains, le Sénégal et le Nigéria, impliqués dans l’ organisation de cette manifestation, ont engagé un bras de fer diplomatique impressionnant à partir d’ une divergence conceptuelle  sur la définition de la culture  africaine. Les Sénégalais qui avaient  conçu et organisé le Premier Festival, exclusivement sur la dimension nègre de la culture africaine, définie comme culture des communautés  noires (où qu’ elles se trouvent dans le monde), n’ont pas accepté  “l’écart “ que les Nigériens ont opéré en  élargissant  la portée de l’évènement  de manière à inclure tous les Africains, y compris les Nord- Africains.  La situation s’ est aggravée lorsque les autorités  nigériennes ont destitué le secrétaire général  du comité  international du Festival,  le sénégalais  Ali Diop. A la suite de cela,  la presse nationale  des deux pays  a pris le relais et transformé le débat en une affaire d’ honneur national. Si ce débat n’a pas  entrainé  d’ autres pays africains, c’ est que  la majorité des  observateurs savaient que derrière  la querelle  sur le concept abstrait  il y avait là,         la géopolitique de la guerre froide en Afrique. Le régime du père de la négritude qui  parlait au nom des  pays francophones de l’ Afrique sud- saharienne, voire  même au nom de la France, était en situation critique, partagé entre le sentiment  panafricaniste dominant de l’époque et la volonté politique  d’une France, à laquelle il doit tout,  et qui, il y a quelques années,  ne cachait pas son soutien total aux sécessionnistes du Biafra, alors principale  zone de production pétrolière du Nigeria. Mais les deux frères de “sang noir” avec lesquels  je discutais  n’avaient rien à voir et ne voulaient rien savoir sur la géopolitique  de l’ Afrique. 

Ils étaient noirs, ils avaient des idées noires et ils portaient des lunettes noires afin de ne voir que la part noire de l’ univers et ils considéraient que cela les autorisait  à réorganiser  l’Afrique.  A ce stade de la discussion, j’ ai pu  me rendre compte de la portée de l’ action de Nelson Mandela qui, après l’ Apartheid, a accepté   les sud Africains  blancs comme de  simples  compatriotes  à la peau claire, même s’ils sont arrivés  sur le continent africain, beaucoup plus tard que les  Arabes en Afrique du Nord!

En faisant valoir la couleur noire de leur peau, mes interlocuteurs dissimulaient à peine leur rêve du retour à  la “ Mother Africa”. Pour eux,  nous sommes tous, y compris moi- même, des membres d’ une grande communauté d’ Africains expatriés et dispersés à travers le monde : une Diaspora ! 

Diaspora?  Moi? Qu’est ce que j’ai fait au Bon Dieu pour mériter  un destin si  biblique? Si diaspora il y a dans mon existence, ce serait ce que j’ ai vécu avant de quitter mon Soudan natal lorsque j’ai atterri en France,  terre promise où mon “exil africain” s’est achevé. La légende dit que les gens de la diaspora doivent voir un“signe” qui leur indique  la fin de l’errance. Mon signe à moi ,ce fut le papier! Je l’ ai compris  un jour où je me suis trouvé dans une  grande  papèterie lilloise devant  des étagères du rayon papier. J’y ai découvert une dizaine de  variantes de papiers aquarelles. J’ai retiré les belles feuilles, je les ai examinées,  palpées,  senties et j’ ai même eu  l’ envie d’en mâcher tellement  je me suis senti enchanté. Moi, qui avais  appris comment laver au savon  et repasser les vieilles feuilles déja peintes pour les  blanchir avant de les repeindre.  En effet, une feuille d’ aquarelle vierge est encore un  objet rare à l’ école des Beaux Arts de Khartoum , lieu inspiré de mes années soixante-dix. Lieu où j’ ai appris à apprécier les aquarellistes les plus  divers de   Dürer  à  Sam Francis en passant par Turner, Schiele  et  les autres.

Diaspora? Non merci  les amis, je n’ envisage  pas un  “retour” en Afrique, ni au Libéria ni en Ethiopie, ni en Israël.  Ma “ terre promise” est ici.  Je me la suis promise  le jour où j’ai mis les pieds à l’ école moderne. Le jour où je me suis défini en tant que personne moderne occidentale  et extra-européenne, car je ne vois pas pourquoi je dois retourner  dans la “Gôla”  (captivité ou déportation en hébreu)   parmi les païens et les néo-colonisés chroniques , rien que pour préserver mon identité culturelle d’ Africain. Cette identité africaine à laquelle les Européens et les Américains de peau noire m’ assignent- parce qu’ils savent que je suis né  sur le continent  noir- m’est  aussi distante, voire étrangère, que je me sens libre de l’ embrasser ou de la rejeter selon que  j’ y trouve, ou pas, un intérêt  pour mon existence.  Tandis que “ mon” identité culturelle d’occidental extra-européen  ne me permet pas un  recul suffisant qui m’autorise une attitude d’ arbitre entre  être  ou ne pas être. D’ ailleurs, cette posture d’ arbitre sur  la question de l’ identité ne manque pas d’ ambiguïté. En effet, si  c’est en m’ appuyant sur mon identité culturelle  que je me sens capable  d’ opérer mes choix existentiels, alors le fait même de  vouloir délibérément prendre position par rapport  à “mon” identité africaine ne peut que confirmer la futilité d’une  identité africaine qui  sert à faire valoir l’ubiquité d’ une identité  occidentale assez  forte  pour  vouloir se voir travestie en  “autre”! 

D’ailleurs personne  n’a jamais  demandé aux  colonisés si ils  voulaient ou non, être intégrés dans la tradition occidentale. On les a embarqué dedans et ils se sont mis  là où on leur a laissé  une place.

- Mais tu es complètement aliéné mon frère ! s’ exclama mon frère du sang noir. (Je vous ai dit que c’ était une drôle de discussion! )

- Aliéné de quoi?

- De ta culture africaine.

- Laquelle ? 

- Qu’est ce que tu veux dire par ça?

- Je veux dire que  chacun  porte “sa” culture africaine .Chez moi,  au Soudan,  quand l’ Hotel Méridien  a ouvert à Khartoum  à la fin des années soixante -dix, il y avait à côté du restaurant de l’ hôtel, une petite cafétéria que le  gérant  français de l’ hôtel avait décidé  d’ appeler “le coin du café soudanais”. Dans  un décor des Mille et une Nuits,  quelques  jeunes serveuses, déguisées en  Schéhrazades hollywoodiennes,  servaient le café aux touristes .Bien entendu, les Soudanais, qui sont en majorité, des buveurs de thé, ont découvert ce  “coin du café soudanais” avec le même étonnement exotique que les touristes européens. Puis, des couples et des familles de la classe moyenne de Khartoum, se  sont mis à” fréquenter” le coin du café soudanais ( pour y boire du thé ), et en quelques mois, le souhait du  gérant  de l’ Hôtel Méridien s’ est concrétisé en un véritable “coin du café soudanais” grâce à la persévérance de ses clients soudanais .

La morale de cette histoire  est que seuls les Africains sont en mesure de produire une culture qu’on peut qualifier d’ africaine,   même si ce qu’ils produisent n’est pas conforme aux normes  d’une  certaine authenticité africaine conservée  par quelques “spécialistes “ de la culture africaine ! Cette liberté dont disposent les Africains par rapport à la définition de leurs cultures pourrait s’ étendre à tous les domaines, mais aussi à tous les extrêmes, y compris cette extrème, ambigüe mais légitime, qui consiste à  s’approprier la représentation  européenne de ce qu’est la culture africaine. Une appropriation pragmatique qui devient  réalité culturelle du moment où les Africains y trouvent leur compte. C’ est justement là, dans le labyrinthe des intérêts nationaux et internationaux qu’il faut examiner l’ évolution de ce qu’on nomme depuis la fin des années soixante  “l’ art africain contemporain”  et que - avec  quelques  amis  artistes soudanais - nous nommons “l’ Artafricanisme” .  Un art qui se développe dans les  métropoles d’ Europe, d’ Amérique  et d’ Afrique parce que certaines autorités y trouvent un intérêt éthique  ou politique, voire économique .

Bien entendu,  la liberté que les  habitants de l’ Afrique prennent avec leur patrimoine culturel n’ est pas bonne pour le” business”  ethno-esthétique qui s’ est constitué un capital culturel- et politique !- international sur l’image d’ une immuable - bien qu’insaisissable- authenticité culturelle africaine. Cet  “Art Africain Contemporain” n’est, à mon avis, qu’une proposition culturelle européenne  parmi d’ autres, un “isme” adressé aux Européens qui regardent vers l’ Afrique. Bien entendu, les Africains qui l’acceptent, le valident en tant qu’art  africain parmi d’autres. Mais cette liberté là, la liberté d’ altérer les schémas mentaux européens, la liberté de choisir les formes artistiques qui les intéressent, indifféremment  à leur  compatibilité   avec une quelconque tradition  africaine ancestrale, cette liberté là est interdite aux  créateurs africains.       Ainsi,  il y aura toujours des Européens capables d’interpeler les Africains , dans un  “coin du Café soudanais”,   quelque part en Afrique,  pour leur exprimer leurs inquiétudes  sur le sort de l’ authenticité  culturelle africaine,  parce que ce  “manièrisme” africain renvoit les européens à une évidence  inconfortable : l’impossibilité d’assigner  les Africains  au “ rôle “ d’ Africains que les Européens  ont défini à partir d’ une conception européenne du monde . Au delà  des artistes africains, les Africains  sont systématiquement  renvoyés à une certaine Afrique considérée , par ses négrologues européens  et africains, comme le paradis  perdu de la pureté ethnique et culturelle. Dans cette Afrique, les diversités des cultures africaines sont réduites à une sorte de culture africaine purifiée de tous les éléments  étrangers à l’ authenticité négrologique du continent. Déposséder les Africains de leurs diversités ethniques et culturelles pourrait  s’apparenter à un manque de délicatesse  intellectuelle lorsque cela  émane de la part du commun des mortels oeuvrant  au Ministère de la Coopération, à la AFAA(  Association Française d’ Action  Artistique ) ou même  à la FIFA etc. . 

Cependant, cela devient une grossièreté méthodologique de la part de ceux qui se considèrent comme les  scientifiques de la culture en Afrique. Car il ne faut pas  être “spécialiste de l’Afrique” pour comprendre que l’Afrique n’ échappe pas  à la complexité  du monde .

Susan Vogel ,   figure incontournable dans le petit  monde de l’ art africain contemporain, offre une bonne illustration d’un regard délibérément approximatif sur la réalité culturelle en Afrique. Dans son introduction pour le catalogue de l’une des plus  grandes expositions consacrées à l’art africain contemporain : “ Africa Explores : 20th Century African Art”, (1) Susan Vogel pense que la vie et les arts  des Africains ont été altérés de manière  négative par la progression de l’Islam et du Christianisme. Bien entendu, S. Vogel ne reconnait pas  l’Islam et le Christianisme  comme religions africaines,  même si les chrétiens d’ Egypte et d’ Ethiopie ( chrétiens depuis  plus de 14 siècles) et les musulmans de la moitié du continent se considèrent également  africains ! Qu’ Allah bénisse Katib Yacine, grand écrivain  algérien  francophone, qui disait : “ la langue française  est un butin de guerre” lorsque ses amis nationalistes arabes lui reprochaient d’ écrire dans la langue des colonisateurs! Mais ce genre de guerre où le butin est partagé entre vainqueurs et vaincus est trop subtile pour ceux qui se placent  d’emblée de ce qu’ ils considèrent comme “le bon côté “,  celui des vainqueurs.

La question qui s’impose dans cette occurrence  n’est  pas très “ correcte” mais elle est nécessaire pour  saisir la complexité de la situation de l’ art africain en Amérique :  En quoi le choix du “ bon côté”  chez S. Vogel,  principale initiatrice d’une exposition qui présente l’ art africain  contemporain comme une exclusivité négrologique,  pourrait  rester indifférent à la situation socio-politique de l’actuelle société américaine? Il fut un temps  où des philanthropes américains sont  parvenus à renvoyer des américains noirs au Libéria pour y fonder une première utopie  de la purification ethnique à l’ americaine, une variante de la réserve indienne hors  l’Amérique. C’était une entreprise  très coûteuse à l’époque  comme  c’est encore trop coûteux aujourd’hui.

De nos jours, certains Américains trouvent qu’il est  plus pratique, et plus correct de renvoyer les noirs Américains dans la réserve de l’ artafricanisme. Soutenue par  une mécénat  puissant, l’ entreprise de l’ artafricanisme semble fonctionner  efficacement , non seulement en Amérique mais également en Afrique , car  nombreux  sont les artistes noirs américains  et  africains qui  trouvent  un intérêt esthétique dans le projet que leur propose  la machine de l’ ethnoesthétisme européen. En adoptant ce projet,  les artistes  africains  le valident comme art africain contemporain,  tandis que les artistes  noirs américains  en font une variante communautaire de l’ art américain contemporain. Ceci étant dit, adhérer à l’artafricanisme n’est pas  une obligation pour les créateurs africains ,comme il ne l’est  pas pour artistes  américains ayant  une  peau noire, à partir du moment où ces artistes   pensent leur art autrement que selon les  mystérieuses normes de l’ authenticité africaine. C’ est une option parmi d’ autres que certains  artistes européens ( Modigliani, Picasso etc.) ont su prendre à un moment de l’histoire de l’art moderne européen.  Or la tendance dominante dans la plupart des institutions du patronage de l’art africain contemporain, qu’elles soient en Afrique ,  en  Europe ou en Amérique est  d’imposer “l’ artafricanisme”  comme voie unique à tous les artistes africains contemporains, voire à tous les artistes à la peau noire qu’ils soient  africains ou pas. Tant mieux pour les artistes  noirs américains qui y trouvent un intérêt politique, dans le contexte de la  discrimination raciale  positive des Etat Unis d’aujourd’hui. Mais cela ne concerne pas  nécessairement les artistes  africains qui pourraient aspirer à une définition  moins étroite  pour leur art. 

Au Soudan des années soixante-dix, l’ Etat de la classe moyenne arabo-musulmane a favorisé l’ installation officielle  d’ une tendance artistique dite de “ l’ Ecole de Khartoum” dans les arts plastiques. L’ objectif déclaré des animateurs de l’ Ecole de Khartoum  (dont certains comme Salahi, Shibrain et Abdelaal étaient des hauts responsables  dans les appareil de l’Etat et du parti unique au pouvoir ainsi qu’à l’ Ecole des Beaux Arts de Khartoum) était de restaurer une authenticité culturelle soudanaise. L’“Art Soudanais” qu’ils soutenaient  était  l’expression d’un  métissage d’éléments traditionnels africains et arabes. Mais ce métissage des cultures devait se faire dans le cadre de la culture islamique. Dans leurs productions- notamment graphiques- l’ accent était mis sur les références à la calligraphie arabe et  aux ornements dits “ africains” . L’ âge d’ or de l’ Ecole de Khartoum a été également  marqué par la marginalisation de nombreux artistes soudanais importants   restés dans l’ ombre car leur travail  n’ était pas intégrable dans  la perspective  idéologique officielle (2). Le mécénat  “ idéologique” semble être le seul mécénat important dont bénéficient les formes  modernes de l’ art en Afrique. Une situation proche de celle du Soudan  est mentionnée  par S. Littlefield Kasfir dans son livre bien documenté  “ L’ Art contemporain Africain” . L’ éclairage que Littlefield Kasfir offre sur la situation sénégalaise est valable pour  de nombreux pays africains :

“S’ il est vrai que l’appui dont ont bénéficié les artistes sous le patronage de Senghor a été extraordinaire, il avait en revanche de sérieuses limites, car pour recevoir le soutien total du gouvernement, les artistes devaient souscrire à l’ idéologie officielle de la négritude qui, une fois transposée à une série de pratique formelles,  finissait par engendrer sa propre forme d’académisme. Ce qui avait commencé comme une expérience faisant  preuve d’un esprit d’ouverture, évolua et se durcit en une politique culturelle officielle,  entraînant la disparition de toute critique sensée.”(3)

Les vigiles de l’ Utopie

A Londres, lors de la manifestation  “Africa 95”, le débat  sur la définition de l’ art africain contemporain était inévitable lors du colloque “ African Artists, school, studio and society”, organisé par la “ School of Oriental and African Studies”. Une discussion  passionnée eut lieu autour  des propos de Jean Clair  publiés dans “The Art Newspaper” de Juin 95. Les propos de  Jean Clair furent interprétés comme l ‘illustration d’une certaine résistance européenne  à l’ idée d’ un art africain  contemporain. Interrogé  sur sa position  à l’égard de la participation des artistes  du Tiers Monde à la Biennale, Jean Clair, alors Directeur de la Biennale de Venise, avait  déclaré   :

“J’ai toujours trouvé cela complètement  aberrant, l’idée que nous avons de l’art  ou de l’activité artistique est strictement  restreinte à l’  Occident  et toute intention  pseudo-généreuse d’ouvrir nos musées, galeries et biennales aux “artistes” du Tiers- Monde, représente, à mon avis, la touche finale d’un néo-colonialisme erroné. (...) Ainsi il n’ y aura pas  d’ artistes du Tiers Monde. Cela serait un abus du pouvoir, un abus de langage, et  pourrait impliquer un amalgame de choses complètement incompatibles. D’autre part, le problème majeur de cette  fin de siècle sera soulevé,  celui des cultures étrangères à la culture occidentale,  qui  ont une conception de l’image, de ses pouvoirs et de ses statuts bien différente de la notre. A présent , ces cultures  s’accroissent dans une phase conquérante de telle sorte que nous ne pouvons pas être  tout à fait sûrs que les  grands musées que nous  ouvrons  seront encore là  dans quelques années. Quand on regarde ce qui se passe  actuellement  en Algérie...tout ce que nous considérons comme établi, l’ensemble du système culturel basé sur le culte de de l’image , pourrait être complètement balayé en deux ou trois décennies. Je dis cela  avec une totale sérénité. Ce n’ est pas une vision pessimiste des choses.  Je crois que les civilisations  évoluent et disparaissent” .   

Que  faire de tels propos? Les condamner  au nom de l’ égalité entre les cultures serait manquer de respect à un homme de la finesse intellectuelle de Jean Clair, d’autant  plus que ces réflexions “ prémonitoires” gagnent  en gravité quant on les relit après la récente destruction des statues  de  Boudha par le régime afghan des talibans.

Certes le propos de J. Clair évoque la célèbre  parole de Rudyard Kipling :

“Oh, East is East , and West is West, and Never the twain shall meet,

Till Earth and Sky stand presently at God’s great Judgment Seat..” 

Mais si Kipling , dans sa “Balade   d’Est en Ouest” ,  affiche  la fierté d’ un conquérant colonial ,  J. Clair, dans une parole en forme de boomerang, exprime son inquiétude à l’égard des effets pervers du  néocolonialisme sur les cultures du Tiers Monde. Mais de là où il parle , de là où il dit “nous”, son propos s’ouvre sur  un ambitieux projet culturel dont la finalité serait  de  préserver l’ intégrité culturelle de ceux du Tiers Monde  comme celle des occidentaux  :

Que chacun reste chez soi ! ( Comme ça le village de Colombey-les -deux-Eglises - cher au Général de Gaulle - n’aura pas deux mosquées!) 

Cependant cette volonté  de préserver l’intégrité de l’art européen  d’éventuelles profanations tiers-mondistes,  semble arriver trop tard , car les artistes  européens  ont beaucoup voyagé “ailleurs” que  dans le monde occidental. Ils ont  en quelque sorte suivi le mouvement de l’histoire  coloniale et néo coloniale. Ils ont voyagé avec les troupes, ils ont  dominé avec les colonisateurs, ils ont vampirisé  avec les néo-colonisateurs ,  et maintenant ils  se métissent avec les Autres sous l’ oeil bienveillant des  machines  globalisantes. Qui peut leur jeter  la pierre à ces braves gens ?  Moi,  bien entendu, en ma qualité de fils illégitime d’une  tragique adultération néo-coloniale du rêve humanitaire,  je peux  jeter la pierre aux artistes européens qui ont abusé de ce privilège coupable de ne pas être les victimes dans un monde partagé entre victimes et bourreaux. Mais pour l’instant, jeter la pierre aux artistes européens  n’est pas une priorité.  La priorité  est d’en faire des alliés dans le combat  contre l’ exclusion et pour un partage plus équitable des biens de ce monde. Comment?  Je ne sais pas encore  mais je le saurais peut être en cherchant  avec  ces alliés rusés que sont les artistes.

Vouloir fermer les portes des musées,  galeries et biennales du monde occidental aux  artistes  du Tiers Monde ne semble pas être la bonne solution non plus, puisqu’ils y sont déjà. Actuellement il n’ y a pas une métropole occidentale qui se respecte, qui n’ait pas son ou ses institutions muséales consacrées  aux arts extra européens. Dans un sens, les propos de Jean Clair  ne servent donc  qu’à irriter les artistes  qui se  disent artistes du Tiers Monde et leurs protecteurs  européens. Mais au delà  de la colère des uns et des autres,  les propos de Jean Clair posent le problème de ces institutions “pseudo-généreuses” qui oeuvrent en faveur des artistes extra européens.  

En ce sens, les soupçons d’ abus moral néocolonialiste que  Jean Clair adresse aux institutions européennes du patronage de l’art extra-européen semblent  légitimes. En effet, les propos de Jean Clair mettent en question le rôle ambigüe des mécènes européens de l’art  contemporain extra-européen. Ces mécènes qui se spécialisent dans des catégories de l’ art extra européen finissent par se déclarer   “experts” en la matière. Et comme ils  sont  liés entre eux,  ils finissent par former un réseau de personnes qui se retrouvent  régulièrement,  au cours de  manifestations  artistiques organisées ici et là par des Etats ou par des institutions et des fondations  privées. Cependant,  si on prend l’exemple de l’art africain contemporain comme une raison d’être de cet extraordinaire réseau de professionnels, on constate que cet art africain semble rester curieusement  étranger non seulement aux Africains mais aussi au  marché de l’ art international.

L’art africain contemporain n’ est pas “coté”  au même marché de l’art que l’ art européen, bien que certains  collectionneurs et certains commissaires  d’ art ethnique  y voient  “ le business de demain”.  Il serait aberrant de dire que l ‘art africain contemporain  “échappe” à la loi du marché, car rien n’ échappe  à La  Loi  du  monothéïsme marchand. Mais la complexité des liens entre les Africains et les Européens affecte de manière  très particulière le  type du marché que la société capitaliste contemporaine réserve à la production  des  artistes africains . Jusqu’à maintenant, l’Europe laisse aux artistes africains une” part de marché symbolique”,  car  l’ art africain reste pour les Européens le lieu de tous les phantasmes.  On  y dispose de la plus grande  liberté de refaire l’image du monde, celle des Africains (les éternels “Autres” ) et de soi-même selon les humeurs et les circonstances   .. L ‘art africain, selon Pierre Gaudibert, qui a organisé, en septembre 1990, une  exposition de 64 artistes sénégalais  contemporains  à l’Arche de La Défense, “est  une grande réserve du sacré” et les artistes  européens, en manque de sacré, peuvent  y ” puiser leur force”. Mais l’art africain est aussi l’eldorado de tous les samaritains des cultures ( ethniques) en danger, à l’ image de Horst Schauer-Köller, un collectionneur allemand, qui a ouvert à Paris , en 1994,  une galerie d’ art pour  exposer la production des artistes arabes et africains . interviewé par la revue Jeune Afrique(13 mars 94), il déclare: “(...)Je me suis  pas mal promené, au Maghreb, en Afrique et (...) j’ ai vu le travail remarquable accompli par les artistes de ces pays. Je voulais montrer qu’ils ont la même valeur que les artistes français, européens ou américains. Certains font même des choses beaucoup plus intéressantes , plus fortes (...) Et puis, je pense sincèrement qu’ils ont quelque chose à dire au monde occidental. Mais le public occidental, souvent, ne connait  même pas les plus célèbres des artistes arabes et africains (...) Il m’a semblé qu’ il y avait là, sinon une injustice, du moins une aberration”. 

Pratiquement ,  il n’y a  pas un seul montreur d’ art africain qui ne soit  animé par un projet de “ sauver” les artistes africains. Mon projet préféré reste celui de Catherine M. dans le livre de C. Millet  “La vie sexuelle de Catherine  M.” (p.11) : “Parvenue à l’ âge de fréquenter le catéchisme, j’ai un jour demandé un entretien au prêtre. Le problème qu’ il fallait que je lui expose  était le suivant : je voulais devenir religieuse, “ épouser Dieu” et partir missionnaire  dans une Afrique où pullulaient les peuplades démunies, mais je souhaitais aussi avoir maris et enfants.Le prêtre était un homme laconique  qui coupa court à l’entretien, jugeant ma préoccupation prématurée.”

Dommage que Catherine  M. ne soit pas venue nous sauver en Afrique comme elle a sauvé l’Art Contemporain en France. Les prêtres du néocolonialisme nous ont  envoyé des professionnels de l’ artafricanisme qui  voient  l’Afrique  comme une réserve d’artistes  prêts à se vendre pour parvenir à payer, en  “monnaie de sang” noir, le prix de la survie dans le monde de l’ art européen.

La situation de la mise hors le marché réel  que vivent les artistes africains pourrait  légitimer les  soupçons de Jean Clair à propos de la nature  du mécénat  que les artistes  extra-européens subissent  dans certaines institutions européennes du patronage .Des institutions “réserves“  où   chaque catégorie ethnique a sa ou ses lieux d’ exposition, bien que,  lors de certaines occasions ,  tous ”ces  gens là”  se retrouvent dans un  bloc  uni en tant que l’ “autre” de l’ Occident européen.

Dans les “ réserves” consacrées aux  artistes africains, les créateurs   sont  exposés notamment , voire uniquement, en leur qualité de personnes noires porteuses d’une âme négre et c’ est peut être cela qui explique que des catégories  politiques  absurdes comme l’ Afrique Noire  et l’ Afrique Blanche soient encore entretenues dans l’ esprit des montreurs de l’ art africain. 

Tout au long de leur relation à l’ Afrique,  les Européens ont élaboré  un artisanat  particulier de l’ exposition à l’ égard  des produits de la culture africaine. Un artisanat défini , d’ une part,  par certains  ethnologues qui se sont improvisés commissaires d’exposition, à une époque où “l’ exposition d’ art ” a évolué en une discipline artistique à part entière et, d’ autre part, par une foule de trafiquants -incluant entre autres ,des commissaires d’ expositions (qu’est ce qu’un commissaire d’exposition?) - tous amateurs d’ ethnologie. Aujourd’hui, plus personne ne soupçonne l ‘ethnologie d’une  quelconque intention malveillante à l’ égard des peuples extra-européens car, l’ethnologie, ce cheval de Troie colonial, s’ est métamorphosée,  sur la scène  médiatique européenne,  en une icône du Tiers-mondisme  militant.

Cependant,  si les ethnologues ont contribué à l’introduction et au maintien de l’art africain sur la scène artistique  européenne, ils ont, en même temps, marqué cet art africain du sceau de l’ ethno- esthétisme. Les commissaires d’expositions, ayant découvert  l’art africain dans le regard des ethnologues, ont donc défini un espace d’exposition dans lequel  la référence ethnologique est  devenue systématique. L’art qui vient de l’ Afrique a donc nécessité une nouvelle mise en scène inspirée par l’ attitude  ethnologique des commissaires  européens.  Mais le lien entre  l’art  africain et  l’ethnologie montre que les européens  ont, depuis  longtemps, choisi de  voir l’Afrique   à travers les reflets des vitrines des musées ethnographiques. C’est une ruse très habile parce que la vitrine du musée  offre une certaine  protection comme le célèbre bouclier/miroir qui permit  à Persée de voir le visage de  Méduse sans risquer d’être changé en pierre. Dans ce confort moral, les braves  visiteurs des musées européens  ont pu  voir  de nombreuses  Méduses africaines,  depuis que  l’Afrique a trouvé sa propre place dans la tradition  européenne de l’”installation” muséographique . La mise en scène  des corps  africains dans les musées européens est une pratique qui s’est constituée entre les lieux de la science (les musées) et ceux du spectacle ( cirque et foires) ou même dans des lieux intermédiaires comme les  zoos. C’est ainsi qu’en 1895, le Jardin  d’Acclimatation de Paris a exposé des Africains “Achantis” dans des cages.  Quelques décennies auparavant, en 1810, Saartje Baartman, jeune femme bochimane, dite “Vénus Hottentote”,  avait été envoyée à Londres pour y être montrée dans les amphithéâtres, les salons et les foires. A son arrivée en France “un dresseur d’ animaux l’intégra à son spectacle  (...) Elle mourut en 1815 d’ une inflammation,  à la suite de quoi ses organes sexuels furent disséqués. Ces derniers peuvent être vus, aujourd’hui encore, au Musée de l’Homme à Paris.”(4)  Mais l’ histoire naturelle de la barbarie européenne en Afrique n’ a pas encore révélé toutes ses horreurs muséologiques :  

L’Agence Associated Press a rapporté le 30 juin 2000 que les autorités espagnoles avaient décidé de renvoyer au Botswana, afin qu’il y soit  enterré, le corps empaillé d’un homme africain qui était exposé depuis 1916 au Musée de la ville catalane  de Banyoles Ce corps a été volé de sa tombe en Botswana, au 19ème siècle, par un empailleur français appelé Edouard Verraux, qui l’ a vendu au naturaliste espagnol Francisco de Darder, qui, à son tour, l’a intégré dans la collection du Musée d’Histoire Naturelle de Banyoles.

La mise en scène de la culture africaine chez les pionniers français de l’ ethnologie  africaine ne peut pas  échapper à son histoire  négro-nécrologique. Un bon nègre est un nègre  “empaillé” y ferait  écho  à la tristement  célèbre phrase des racistes blancs qui ont peuplé pendant longtemps  les westerns hollywoodiens :” A good Indian is a dead  Indian !”.

Dans la même logique, pour contribuer au financement de la Mission  ethnographique Dakar-Djibouti, mission officielle destinée à  rapporter des  renseignements ethnographiques sur les populations africaines,  un gala de boxe fut organisé  au Cirque d’ Hiver de Paris le soir du 15 avril 1931.  Al Brown, boxeur noir américain, “mit son titre en jeu pour que la terre de ses ancêtres fut mieux connue,  pour que ses “frères de couleur”  fussent mieux considérés.  Le  match - spectacle d’Al Brown, selon les termes de Jean  Jamin, dans l’introduction de l’ouvrage Miroir de l’ Afrique de M. Leiris, était  appelé ”à mettre en scène - en jeu plutôt -le corps nègre dans ses performances les plus physiques et , par définition, les plus naturelles (...)Le soir du gala (...) quatre gardiens  en uniforme du musée  ethnographique du Trocadéro avaient été postés aux quatre coins du ring . Ainsi mis sous “surveillance”, le Noir qui combattait ce soir-là préfigurait  ces “objets nègres” que , deux ans plus tard, la Mission rapporterait de la terre de ces ancêtres et exposerait dans les galeries rénovées du musée d’ ethnographie, dans la même proximité du regard des gardiens”(5).

Dans ce contexte, les artistes africains qui ont compris la nature de l’attente des mécènes européens de l ’art africain, se sont mis au travail, avec acharnement et non sans  élégance pour produire des   objets extraordinaires d’un art africain  européen sans risque. Mais  cet art africain reste  marqué par le fait qu’il n’a pas sa place dans le marché de l’art   car il n’ est pas “plaçable” dans les établissements du marché.  Il n’est pas coté, ses artistes ne sont pas répertoriés dans des catégories bien définies et les documents sur leur motivations et leurs conditions de travail sont peu disponibles, voire inexistants.  Bref,  beaucoup de travail  documentaire et conceptuel  reste à  accomplir  pour que les artistes africains puisse intégrer le marché de l’ art .

Mais si les artistes africains n’ existent pas sur  les vitrines du marché international de  l’art, comment donc expliquer leur notoriété médiatique  dans  le paysage artistique  européen ? Je pense que les  artistes africains qui peuplent la scène médiatique actuellement  y sont convoqués par les mécènes européens, en tant que témoins de l’état  de la réflexion autour du thème de l’ identité  européenne. Mais pourquoi donc les Européens ont -ils  besoin des artistes africains pour  réfléchir sur leur propre identité culturelle?  Pourquoi les  Européens,  devant le miroir de fin du millénaire,  ont -ils  besoin de porter  le masque de l’ art africain pour regarder l’ état de leur  identité?  Quelle sont ces aspects indésirables de la mutation identitaire européenne  que le masque de l’art africain pourrait  occulter? Pourquoi   tant de médiatisation des   inquiétudes européennes sur le sort de l’ identité culturelle des Africains alors que les problèmes réels de survie africaine ou de sous développement africain ne trouvent de la part des média européens qu’une indifférence totale?   

Je pense que la culture européenne ne s’est  jamais  montrée aussi préoccupée par la problématique de l’identité culturelle. Peut  être parce que les Européens  vivent aujourd’hui l’effondrement de nombreux  repères culturels sur lesquels ils avaient construit l’image glorieuse qu’ils ont d’eux même depuis le Moyen Age. 

Je pense que  ce sujet de l’ identité semble  justifier   la majorité des manifestations artistiques  européennes de ces dix dernières années sur le thème de la confrontation, du dialogue et du métissage entre les identités des uns et des “autres”. Et si Jean Clair, en tant que directeur de l’exposition centrale de la Biennale de Venise  de 1995 , construit son exposition,  exclusivement européenne, sur le thème ” Identità e alterità” (Identité et altérité : une Brève histoire du corps humain à travers le siècle) , c’est  peut  être parce que  l’ art est devenu l’un des rares lieux  où les Européens  peuvent encore  s’interroger sur la validité d’ une identité communautaire.  Je pense que le thème de l’exposition de  Jean Clair s’ inscrit également  dans l’ inquiétude identitaire que les Européens ont,  pendant des décennies,  projeté sur les Africains.  Aujourd’hui, la majorité des expositions européennes  sur l’ art africain se définit  directement ou indirectement par rapport au thème de l’ identité. Or dans l’état actuel de la crise identitaire européenne, les Africains semblent être  plus aptes  à porter  le fardeau des âmes blanches menacées par une  étrange  épidémie de mutation existentielle.

Ainsi pour se préserver en tant que telle, l’identité européenne convoque son “ autre”, son  “autre même”,  qu’ elle s’ est  fabriqué de toutes    pièces à partir de sa vision  historique. Cette image  européenne de “l’ autre” dont les artistes nègres   semblent  être naturellement dépositaires, s’impose davantage  lorsque les Européens prennent conscience que les frontières entre eux et les autres n’ existent plus, que leur identité  européenne  n’ existe que dans l’ imaginaire muséographique et que ce vieux privilège de désigner “ l’ autre”  est caduc dans un monde  où  on ne peut être  que “ l’ autre” de quelqu’ un d’ autre. “L’ autre”,  tel que l’ “artafricanisme” européen le façonne est une ambiguïté conceptuelle qui permet aux Européens  d’ être  à la cité européenne  et de se voir  marcher dans la brousse africaine en même  temps. Cette aberration conceptuelle  semble être la seule réponse que les Européens ont  fournie, depuis des décennies à la question de l’art et de la culture des Africains. Ce n’est pas une bonne réponse,  car,  d’ une part, elle empêche les Européens de voir les Africains dans  leur complexité réelle mais, d’ autre part, elle offre aux Européens un miroir déformant pour se voir dans leur “autre” africain .

Je pense  qu’en tant qu’ Africains,  nous avons grand intérêt à ce  que nos alliés,  parmi les Européens, aient un regard juste sur eux-même comme sur  nous. Sinon, notre alliance, qui est une nécessité de survie pour nous tous,  sera minée par les malentendus. 

Les objets de l’ art africain contemporain  trouvent  donc  un” placement” de choix  dans les institutions de l’ ethno- esthétisme, comme les musées ethnographiques , les centres d’ études  africaines, les galeries spécialisées dans l’ art extra-européen et les manifestations périodiques et autres festivals consacrés à la célébration de l’art  africain. Aujourd’hui ,tous les  pays européens sont dotés de ces  machines de guerre ethniques qui s’ avèrent d’ une redoutable efficacité ,car, sous leur camouflage culturel, elles contribuent à la restauration de cette vieille échelle de valeur  selon laquelle les êtres humains sont classables entre les deux infinités du barbare et du civilisé. Ainsi la démarche ethnographique qui  consiste à chercher les autres , à les découvrir, les comprendre et les expliquer aux siens , cette démarche , en apparence innocente, ne se fait jamais  dans la neutralité scientifique car elle s’ inscrit inévitablement dans le rapport de force entre les forts et les faibles .Son utilité première- pour les forts- est d’ intégrer les faibles dans le  monothéisme du marché  capitaliste de manière définitive. Bien entendu il ne s’ agit pas de condamner l’ ethnologie   africanisante  en tant que discipline, simplement  parce que les néo-colonisateurs  bénéficient de ses trouvailles. Le jour viendra où les africains  en bénéficieront  pour la reconstruction d’ une nouvelle société africaine.Mais il s’ agit  ici d’ éclaircir la face sombre de l’ ethnologie africaine, là où de nombreux  négrologues européens de l’ art  semblent trouver refuge, loin de l’insoutenable  modernité néocoloniale du continent africain. J’ entends par “ modernité néo-coloniale” cette  modernité faite, dans le sous-développement l’endettement, les famines , les guerres dites ethniques ( entre l’ ethnie Elf et l’ ethnie Shell par exemple!) et l’ artafricanisme  aussi. .

J’ emploie le terme d’“artafricanisme” pour désigner un certain art africain contemporain fabriqué, et instrumentalisé par les instances politiques européennes  et africaines  dans le cadre des rivalités économiques et politiques qui animent les relations afro-européennes  depuis l’ époque coloniale. Cet  art africain contemporain est le produit  naturel d’ une dynamique culturelle artificielle. Dynamique créée par les  montreurs des cultures extra-européennes en Europe  et en Amérique. 

Cette dynamique à visage humanitaire, a favorisé le développement d’un discours générique ethno-esthétique qui s’adapte facilement à toute les variations  particulières de l’art extra-européen. Dans cette littérature se dessine une pensée faite à partir du détournement  des trouvailles de l’ethnologie sur le thème d’une identité communautaire qui transcende le temps et l’ espace. L’élaboration d’un cadre théorique pour les agissements ethno-esthétiques a souvent été motivée par une demande pressante des institutions  politiques et/ou par celles du  marché.  Ainsi les grandes manifestations fondatrices de l’art africain  contemporain, ont souvent été soutenues par des Etats européens et américains impliqués, directement ou indirectement ,  dans les conflits  africains de la guerre froide. Des institutions  historiques  comme celles de l’ art moderne  en Afrique ne pourraient exister sans les efforts des états européens. Les exemples sont nombreux.  Ainsi, les“Centres d’ Art Africain” créés par le peintre amateur belge Pierre Lods à Brazzaville et ensuite à Dakar  (1961), ont été soutenus par l’Institut Francais d’Afrique Noire (IFAN) . L’IFAN a également créé le musée d’ art africain à Abidjan. Frank McEwen,  collectionneur et administrateur colonial occupait le poste de directeur de  la National Gallery en Rhodésie de 1956 à 1973.  Pour  l’exposition  inaugurale de la galerie nationale, honorée par la Reine  d’Angleterre,  McEwen a fait venir des oeuvres  européennes ”de Rembrandt à Picasso”. Dans une section de l’ exposition, il a accroché côte  à côte des oeuvres d’ artistes modernistes européens  et des sculptures africaines ( voir E. Court   in Seven  Stories About Modern Art In Africa, catalogue d’exposition, Whitechapel Art Gallery , London 1995, p. 298). Pendant les années soixante, de nombreux centres d’ art ouverts au public selon le modèle de “Mbari club” ont été inaugurés  à Ibadan, Lagos  et d’ autres villes de Nigeria. Ces centre de création artistique ont, en majorité été financés par les USA ( probablement  par la CIA)( voir E. Court, Seven Stories..).

De même, l’art africain n’ est pas resté neutre dans les conflits  entre les pays  africains. C’est ainsi qu’en 1976, au Festival de Culture Africaine (FESTAC) de Lagos au Nigéria, une dispute entres les délégations , notamment sénégalaise et nigérienne , à propos du nom  du festival s’est inscrite sur  fond d’un bras de fer entre la France et ses concurrents anglo-saxons en Afrique, pendant le conflit du Biafra.( Voir F.X. Verschave, La France Afrique, Stock, 1999, p. 137). 

Aujourd’hui, que cela soit en Afrique ou en Europe,  toute manifestation artistique internationale( Expositions , Biennales ou Festivals) sur  la culture africaine ne peut avoir lieu sans le soutien “massif” des pays européens. Dans ce contexte ,les montreurs européens de l’art africain ont  fini par créer un type d’art africain, l’”artafricanisme”, dans lequel certains artistes africains ont trouvé un moyen de montrer leur production artistique en dehors de l’Afrique. Cette pratique de production  esthétique initiée par des instigateurs européens était destinée à restaurer l’authenticité de l’ identité culturelle africaine. Enfermés dans des lieux qu’ils ont inventés, les montreurs de l’art africain sont  naturellement  plus accueillants à l’ égard des artistes africains qui   revendiquent  le type d’ authenticité africaine conforme à ces lieux. L’ennui avec ces montreurs de l’artafricanisme, aussi bien en Europe  qu’en Afrique,  c’est que ces  artisans de l’exposition  sont souvent trop intégrés  dans des institutions politiques ou dans celles du marché pour prétendre à l’innocence et à la neutralité scientifique des ethnologues. Mais qui a besoin de l’innocence des ethnologues quand les enjeux  sont d’ une importance aussi remarquable que ceux qui animent les conflits actuels en Afrique? Dans l’ état actuel des choses, je pense que, si un jour  une certaine ethnologie “éthique”(?) commence à entraver le business politique qui a engendré l’artafricanisme,  les businessmen du néo-colonialisme  sont assez puissants pour  réinventer leur propre ethnologie ( si ce n’est pas déjà en cours!). 

Après tout, pourquoi suppose-t-on que les ethnologues sont plus ”résistants”que les commissaires d’ expositions ? Et si les Européens ne veulent  ou ne peuvent  sortir des schémas coupables - mais rentables ! -  de l’ artafricanisme, que faire donc pour que les Africains puissent penser l’art et la culture en relation avec les réalités de l’ Afrique?

Les réponses à ces questions se trouvent plutôt sur le terrain de la géopolitique que sur celui de l’ art, en tout cas pas sur celui de l’ artafricanisme qui n’ est qu’une machine de guerre ethnique que le néocolonialisme a  hérité du colonialisme, une machine parmi  d’autres..Et si une partie des artistes africains a  , pour des raisons de survie, adhéré à l’artafricanisme des Européens,   les conséquences de cette adhésion restent superficielles dans la conscience  artistique des sociétés africaines. Certes, cette adhésion  ne peut en aucun cas empêcher ces artistes  “africanisants” de prétendre à l’africanité de leur art. Tous les goûts sont  dans la culture africaine. Ceci étant dit, l’artafricanisme des artistes africains  est vu du coté du continent africain comme une affaire qui concerne les  Européens. En effet,  ses centres de mécénat les plus efficaces sont européens,  ses manifestations les plus importantes se déroulent en Europe, ses publications et ses débats  s’adressent au public européen tandis que ses figures  emblématiques , ses “vedettes”,  sont mieux connues dans les pays européens que dans leurs propres pays .En Europe et en Amérique, les  artistes africains  sont accueillis, notamment- voire  exclusivement - en tant que nègres porteurs de lumière noire” dans les institutions européennes de l’ ethno-esthétique telles que  the African American Institut de NewYork, the National Museum of African Art de Washington, the Commonwealth Institute de Londres, Iwalewa Haus de Bayreuth, Haus der Culturen der Welt de Berlin...etc

Un parcours rapide des programmes des expositions de ces institutions, durant les  deux dernières décennies, pourrait confirmer le sens de mon propos  sur l’exclusivité négrologique de ces temple de l’ artafricanisme. Depuis  une décennie, grâce aux festivités ponctuelles, les lieux européens de célébration de l’ artafricanisme abondent et dépassent même le cadre des institutions ethnologiques universitaires et muséales. Ils semblent devenir plus diversifiés et plus  populaires . Si on prend l’exemple de la France, on constate facilement qu’un nombre  croissant de villes française rende  un hommage périodique  à l’art  africain,  à travers la forme du festival . De même,  le Musée de l’Homme a depuis deux décennies passé la main à d’ autres institutions plus dynamiques comme l’ Association Française d’Action Artistique ( Afrique en Création) au Ministère des Affaires Etrangères ou Le Musée National des Arts d’Afrique et d’ Océanie de Paris (dirigé par Jean Hubert Martin, célèbre pour avoir organisé l’ exposition “Magiciens de la Terre en 1989). Ces machines sont tellement bien rodées qu’elles sont maintenant aptes à gérer de grandes manifestations artistiques du genre Biennales, Congrés ou Festivals, non seulement en France , mais partout dans le (Tiers) Monde où leur  service  est sollicité .

Ainsi, en 1997, Cheri Samba, l’artiste  congolais a été invité à exposer ses peintures - dites “naïves”- au Musée National des Arts d’ Afrique et d’ Océanie.  Mais Samba s’est révélé  inspiré quant il a pointé “naïvement” la dérive ”Apartheid” de l’ Artafricanisme des institutions  muséographiques en France. Interrogé  par Le Monde (10/8/97) au sujet de son exposition au Musée National des Arts d’Afrique et d’ Océanie, il  répondit : 

“Le Musée National des Arts d’ Afrique et d’ Océanie, c’est très bien. Mais pourquoi ne suis-je pas invité au Musée d’Art Moderne ? Le Musée d’ Art Moderne serait-il raciste?” 

Bien entendu “ raciste” n’est “ naïvement” pas le bon mot, néanmoins le Musée d’Art Moderne demeure “raciste” comme tous les autres musées, y compris les musées des arts  africains et océaniens qui  se montrent  peu intéressés par  l’art des artistes blancs européens. Par son insolence naïve Cheri Samba se pose en passerelle scandaleuse entre les deux extrèmes de l’ artafricanisme français : d’ un côté,  Jean Clair, en  sévère gardien d’une fragile  utopie européenne piégée par ses vieilles querelles d’images  saintes , de l’ autre, Jean Hubert Martin, en Noé rusé qui,  face à la menace du  déluge capitaliste globalisant , tente d’ intégrer toutes les identités culturelles dans l’ Arche de  l’Occident  qui serait l’incarnation du rêve d’une utopie humanitaire sans frontières : Le paradis des cultures !

Les passeurs ambigües

Opposer ainsi  J. Clair à J. H. Martin- bien qu’ils soient  tous  deux sortis du manteau de Michel Leiris, grand esprit de l’ethnologie anticolonialiste- permet d’ établir une cartographie des ambiguïtés  conceptuelles qui lient  l’art  des Africains à ce que les Européens nomment  l’Art. Si je dis “ les Européens”  alors qu’il est question de deux personnalités francaises, c’est que l’ image du courant dominant de cet art africain semble être forgée par des institutions francaises depuis l’époque de la colonisation. Bien entendu la situation est  complexe, mais  à travers  sa complexité, l’art africain, en tant qu’ invention européenne, a su garder cette particularité dérangeante d’être aussi une machine d’ exclusion qui fascine  ceux qui  pratiquent l’ exclusion  tout comme  ceux qui la subissent . Du côté de J. Clair  qui semble jouer le rôle  de gardien de l’ identité européenne de l’ art, les choses sont simples à qui  souhaite les simplifier :

Les extra-européens  sont différents. Ils sont étrangers à notre conception esthétique et ne comprennent pas ce que nous faisons depuis des siècles.  Si on les laisse  pénétrer dans notre culture européenne, ils pourraient nous nuire tout comme ils  pourraient porter atteinte à leur propre intégrité culturelle. En  conséquence,  restaurons  nos remparts et multiplions les contrôles aux frontières culturelles entre notre monde et les leurs !

Dans cette logique,  J.Clair ne se contente pas de donner des conseils sur ce qu’il convient de faire mais il s’ engage activement dans le débat  en cours autour de l’identité culturelle. Débat  dans lequel il se trouve un adversaire “de taille” en la personne  de Jean-Hubert Martin.  Mi-ethnologue et mi-commissaire d’ exposition,  J.H. Martin  se pose comme l’opposant complémentaire de J Clair sur la scène  artistique européenne. Dans sa préface du catalogue de l’ exposition  “Magiciens de la Terre”, J.H. Martin   définit le débat - à l’ intention de  Jean Clair probablement- comme une réflexion sur l’ identité  d’ un art  européen destiné à intégrer les arts des sociétés extra-européennes.  L’ accent polémique de son propos de mandataire culturel officiel devrait rassurer  certaines instances du pouvoir politique peu sensibles à la chose artistique :

“ (...)L ‘ idée communément admise qu’ il n’ y a de création en arts  plastiques que dans le monde occidental ou fortement occidentalisé est à mettre au compte des survivances de l’ arrogance de notre culture. Sans parler de ceux qui pensent  toujours que, parce que nous possédons  une technologie, notre culture est supérieure aux autres; même ceux qui déclarent sans ambage qu’ il n’ y a pas de différence entre les cultures,  ont souvent bien du mal  à accepter que des oeuvres venues  du Tiers-Monde puissent être  mises sur un pied d’ égalité avec celles de nos  avant-gardes . La résistance s’ avère ici beaucoup plus  forte que  dans les autres domaines culturels: musique , théâtre, spectacles et littérature.” (6) .

Dans une  complémentarité  critique où l’ Europe  est assimilée à l’ Occident, J.H. Martin et J. Clair contribuent , chacun à leur manière,  à mieux  restaurer la ligne de frontière entre les cultures européennes et extra-européennes , entre le monde développé (civilisé) et le monde sous-développé ( barbare).

Mais, de son côté,  J. Clair,  dans le rôle  d’Européen propriétaire de l’univers,  renforce les frontières existantes en excluant  les deux tiers de l’ humanité hors de la tradition culturelle européenne. Mais cette exclusion  est impossible dans le monde actuel dans lequel la tradition culturelle européenne,  par le biais du marché, a imposé ses repères dans l’ espace et dans le temps de tous ceux qui participent à la culture du marché. Que nous soyons africains, asiatiques ou européens, nous  nous nourrissons tous de la même tradition culturelle, celle du marché capitaliste. Jean Clair qui sait que ses contemporains  algériens ou  afghans sont désormais inexpulsables de la tradition culturelle européenne, ne peut donc préserver l’ identité esthétique européenne que lorsque cette identité est projetée dans un passé pré-capitaliste.  Epoque  où il existait  encore des frontières entre les cultures,  époque où l’Europe  existait en tant qu’entité distincte  capable de  se voir toute entière  dans le miroir des autres et de se demander: comment  peut-on ne pas être européen ? Dans cette logique là,  J. Clair est capable de dénoncer (à juste titre d’ ailleurs!) les ravages du néocolonialisme dans les cultures extra-européennes- assimilées à des cultures  pré-capitalistes-  tout en  se positionnant comme le  gardien suprême de la culture européenne.

Du côté de J.H. Martin, la frontière de la culture européenne est  dessinée  en creux et J.H. Martin renforce les frontières des autres. Selon lui les extra-européens existent en tant qu’égaux  comparables et opposés aux Européens. Ils sont capables  du regard inverse, ils peuvent “ renverser la vapeur “ - selon l’ expression ambigüe qui a servi de slogan à la première Biennale de l’ Afrique du Sud  d’après l’ apartheid.La logique de J.H. Martin, qui n’ est pas moins alambiquée que celle de J. Clair,   consiste à  “ethniciser” la culture européenne au même titre que les autres cultures, de manière à développer une sorte d’unité globale  entre les diversités  ethniques et culturelles du monde, toutes légitimisées par leur capacité ou par leur désir, de s’ intégrer  dans l’utopie européenne, qui- en sa qualité d’ initiatrice du projet -revendique le monopole de sa gestion.

Ethniciser l’ Europe par le biais du  regard inversé est un  souhait  pathétique formulé par Michel Leiris , père  illégitime  de l’ artafricanisme,  pour remédier  à cette coupable posture de l’ ethnologue missionné par les instances du marché : “.. c’ est de l’ Etat que nous tenons nos missions, nous sommes fondés moins que quiconque à nous laver les mains de la politique poursuivie par l’ Etat et par ses représentants à l’ égard de ces sociétés choisies par nous  comme champ d’ étude .. “ (7)

Cependant, J. H. Martin , nous le verrons , ne marche pas  tout-à -fait dans les pas du grand  maitre de l’ artafricanisme. Si l’ on ne prête pas attention à son aspiration humanitaire, l’idée de Michel Leiris  était aussi subversive que  naïve, dans sa réflexion sur le rapport de l’ ethnographie  au colonialisme. (8) Leiris lance cette idée “surréaliste” qui  récuse le principe  même de l’ ethnographie comme discipline colonialiste :

“Si l’ on regarde l’ ethnographie  comme une des sciences qui doivent contribuer à  l’élaboration d’ un véritable  humanisme, il est à coup sûr regrettable qu’ elle soit restée, en quelque manière, unilatérale. Je veux dire par là que,  s’il y a bien une ethnographie faite par des occidentaux étudiant les cultures des autres peuples, l’ inverse n’existe pas. (...) Du point de vue de la connaissance il y a là (...)une sorte de déséquilibre qui fausse la perspective  et contribue à nous assurer dans notre orgueil,  notre civilisation se trouvant ainsi hors de portée de l’ examen des sociétés qu’elle a , elle,  à sa portée pour les examiner”(9). 

Il s’agit   pour M. Leiris d’ une réparation qui touche  à l’ efficacité méthodologique de la science ainsi qu’ à l’ humanité des hommes  .C’est  donc d’un partage d’ ethnologie que M. Leiris parle lorsqu’en 1950, à l’ Association des Travailleurs Scientifiques( section des sciences humaines) il  prononce  son discours “L’ ethnographie devant le Colonialisme”. 

Mais ce partage,, qui consiste à ” former dans les pays colonisés des ethnographes du cru qui seraient à même de venir chez nous  en mission pour faire l’ étude de nos façons de vivre”,  reste miné  par le rapport de force entre nations colonisatrices et nations colonisées.”Puisque - comme l’ exprime M. Leiris- ces chercheurs travailleraient d’après les méthodes que nous leur aurions enseignées et que  ce serait,  par conséquent,  une ethnographie encore fortement marquée de notre griffe qui serait ainsi constituée” (10) .

Que faire ? Faut-il abandonner l’ ethnologie pour sauver les Africains? Non, Leiris est plus ambitieux , il compte  sauver les Africains par l’ ethnologie,  peut être  parce qu’il sait que les Africains eux-mêmes n’auraient aucune chance d’exister dans la conscience européenne sans le faire- valoir ethnologique. Cette perspective de rejeter  l’ethnologie semble effrayer tout le monde. D’une part ,  elle effraie les ethnologues européens et les instances qui les ont missionnés  car elle les situe dans l’ angle aveugle de l’ image  d’une Afrique forgée dans les zones sombres de l’ humanité européenne. D’ autre part, elle  effraie  tous les Africains qui ont appris à voir le continent dans le regard  européen. Et comme personne  n’ envisage l’ abandon d’une image immédiatement  utile de l’ Afrique “ethnicisée”,  M. Leiris , en sa qualité de  missionné humanisant,  se charge de trouver une sortie à ce dilemme colonialiste. Il  tente de le faire sans abuser de l’ intégrité morale des hommes qui se regardent , chacun dans le  miroir  de l’autre, et sans casser la précieuse machine ethnologique que les instances du marché lui ont confiée en guise de cadeau empoisonné. Je pense que cette mission là  est sans  doute la plus difficille que M. Leiris ait  jamais tenté d’ accomplir. Ainsi  M. Leiris  suppose que ” la formation d ‘ un nombre suffisant de colonisés ethnographes (...) serait utile en ce sens au moins que les colonisés, tout en se détachant de leurs coutumes ( ainsi qu’ il est inévitable ),  en garderaient , peut-on croire, un souvenir plus vivant puisque ce seraient des études  effectuées par les leurs “(11) . Donc,  à défaut  d’ethnologues colonisés pour étudier les sociétés européennes , M. Leiris préconiserait de l’ ethnologie  indigène  à usage local,  peu importe que ces ethnologues soient “marqués “ de ce que M. Leiris, quelques lignes plus haut, a appelé “notre griffe”, Désormais les  ethnologues européens pourront faire leur cuisine entre européens tandis que les ethnologues du Tiers Monde( armés des griffes européennes) feront la leur entre eux, et que chacun reste chez soit selon le souhait de Jean Clair. 

Ainsi Michel Leiris  serait  une passerelle secrète  que Jean Clair pourrait  emprunter vers  Jean Hubert Martin et vice versa chaque fois que l’ Europe se trouve menacée par les autres .Car quand il faut  compatir avec  les damnés de la terre  , il n’y a pas mieux que d’ agiter le concept de “Partage” avec les magiciens de la même terre,  et J.H. Martin fait cela avec  beaucoup de maitrise dans une France qui surveille jalousement  ses intérêts dans son Tiers Monde africain. Mais quand il  faut restaurer l’identité européenne, dans une  Italie, qui n’a rien à perdre dans les pays du Tiers Monde , et tout à gagner en Europe, les Italiens trouvent chez le français Jean Clair, le premier directeur non  italien de la Biennale de Venise, le meilleur défenseur d’une  identité culturelle européenne fondée sur un glorieux passé artistique italien. à un moment où les peuples du Tiers Monde (les Algériens ou les Afghans) font  figure de barbares capables de détruire  les trésors  de la civilisation européenne.

Un demi siècle s’est écoulé  depuis  que Michel Leiris a lancé ses “voeux pieux” pour un ”partage d’ ethnologie”,  mais les ethnologues  africains n’arrivent toujours pas à réinventer l’ethnologie à la mesure de leurs  sociétés dans le sens de la démocratisation et du développement économique autonome. Peut être parce que la pratique ethnologique n’ est  pas  envisageable en dehors de l’ intérêt” d’un  marché que les  Africains ne contrôlent pas!  “L’intérêt”!  Michel Leiris connaissait ce mot clé  du sous-développement africain depuis longtemps. Il savait que l’ ethnologie  n’échappe pas à l’intérêt  du marché. Il savait que les chances de voir s’élaborer une ethnologie humaine sont  “nulles” de même que la tentative de salut individuel des  ethnologues est périlleuse. Il savait que l’ethnologue qui “marque  ouvertement une solidarité entière avec l’ objet de son étude (...) court dans de nombreux cas le risque pur et simple  de se voir  privé de la possibilité même d’effectuer ses missions”(12).Devant de tels risques, le métier d’ethnologue   s’élève au rang d’ une guérilla où seuls les esprits voués au martyre peuvent s’engager ! Cependant M. Leiris n’ était pas le Che Guevara de l’ ethnologie. On ne peut pas  non plus le résumer par une simple métaphore de” passerelle” à l’usage des commis du commerce international , car par son intelligence, sa finesse d’esprit ,  son souci de justice sociale, tout comme par ses ambiguïtés d’ ethnologue africanisant, il s’érige en un  monument  du malentendu  dans l’ improbable dialogue entre les Européens  et “leurs” Africains , voire   entre certains Africains  “ évolués” et les  leurs. Michel Leiris savait que les Africains ont muté de manière irréversible vers la civilisation occidentale du marché. Il  était le  témoin le plus précieux de cette  horrible “éducation” que l’ Europe a infligée aux    africains pour qu’ ils intègrent la discipline du marché. Son carnet de voyage à travers “L’Afrique  Fantôme” est une extraordinaire chronique de l’ horreur  ordinaire aux temps des colonies , mais il ne manque pas aussi de soulever des questions sur les motivations    de ce poète surréaliste, amateur du jazz et ami de  tous les grands de l’ art moderne ( Max Jacob,  Dubuffet,  Masson, Miro, Tzara, Picasso... etc.). Comment peut -on vouloir être ethnologue dans une telle galère? Car,  en s’ inscrivant au cours de l’Institut d’ Ethnologie de l’ Université de Paris,  dès son retour de la Mission Dakar-Djibouti, en 1933, Leiris s’ engage  définitivement dans l’ impasse ethnique. Désormais,  il dépensera  beaucoup de  temps et d’énérgie à vouloir  réparer et humaniser la science ethnologique même si  cela l’amène à favoriser  l’ issue de la lutte armée pour la libération des peuples opprimés. “Si l’ ethnographe opère peut-être, du côté colonial, son sabordage en voulant parler trop franc, à vouloir prêter son concours éclairé aux peuples actuellement en lutte pour leur affranchissement il ne ferait peut-être, du côté du colonisé, que jouer les mouches du coche, car la libération matérielle -condition préalable à toute poursuite de vocation - ne peut s’obtenir que par des moyens plus violents et plus immédiats que ceux dont , en tant que tels, disposent les savants.”(13) Entre le moment où l’ ethnologue gifle son “ boy “soudanais , en 1932 (14), et le moment où il annonce la mort  en sursis  de l’ ethnologie devant le colonialisme, en 1950,  Leiris  accomplit une mutation catégorique pour pouvoir défendre, en 1960, le droit des ethnologues  en tant qu’ “avocat désigné” des populations  colonisées, devant un conseil de discipline du CNRS. Instance officielle qui lui reprochait d’ avoir signé ”le manifeste des 121”( Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre  d’Algérie)(15).

Cependant   si, malgré son attitude critique vis à vis de l’ethnologie,   M. Leiris n’a jamais songé à abandonner l’ethnologie, c’est peut être parce qu’il a vu dans l’ ethnologie “humanisée”  un moyen de se positionner dans l’ espace qu’il partage avec les “autres”. Si  en dehors de l’ethnologie il n’y a rien,  alors la nécessité de restaurer  l’ethnologie - comme  art de vivre en partageant  avec les autres - s’ impose comme  la seule possibilité d’avancer vers l’utopie révolutionnaire où la culture ethnique fait un avec  la technologie moderne.

Dans cette perspective, son expérience d’ ethnologue a inspiré un grand nombre  d’actions  artistiques articulées autour de la problématique de l’identité culturelle. L’exposition  des “ Magiciens de la Terre” organisée par J.H. Martin en  1989 ( un an avant la mort de M.Leiris) est devenue une manifestation emblématique, sinon un modèle pour toute  une série d’ expositions durant les années quatre vingt-dix.

L’ ethnicisation du monde y fonctionnait selon le schéma  égalitaire hérité de Michel Leiris et les oeuvres d’ art  des artistes extra-européens étaient,  selon l’ expression de J.H. Martin,” mises sur  un pied d’ égalité avec celles  de nos avant- gardes” (16).       Mais contrairement  à M. Leiris, professeur d’université qui s’adressait à un public de chercheurs et d’initiés, J.H. Martin s’ adresse à un large  public de visiteurs d’expositions, un public qui n’ est pas forcément au courant des subtilités de la chose ethnologique, ni de la chose  artistique. Pour J. H. Martin,  le public des visiteurs des grandes expositions  représente, à la fois, son point fort et son talon d’Achille. En effet, il a le choix entre présenter les oeuvres en préservant leur complexité au risque de décevoir le public ou  répondre aux attentes du public au risque de réduire la portée des oeuvres à la capacité de réception du public. Il devient ainsi en quelque sorte, “otage” et “manipulateur” de son public. Bien entendu la situation  pourrait  être beaucoup  plus complexe que la schématisation abusive que je propose,  mais J. H. Martin , en bon commis du service public, cherche à satisfaire le public et tant pis pour les artistes.       Entre les ambiguïtés de l’ethnologie et celle de l’ art, J.H. Martin installe sa “machine de guerre” sur le terrain de la  magie. Non pas la magie  selon la conception “scientifique” des ethnologues , mais “ la magie” selon l’ usage commun du grand public devant l’inexplicable. Ainsi, il se libère de toute cohérence méthodologique qui pourrait gêner sa liberté de disposer des oeuvres à sa guise. Et il a les mains libres pour “manipuler” les ethnologues qui ne partagent pas ses goûts sur l’ art  et les artistes qui ne partagent pas ses goûts  sur l’ ethnologie. Ce qui lui permet de dire : “C’ est par le mot “magie” que l’on qualifie communément l’ influence vive et inexplicable qu’exerce l’ art”.(17)  .

Dans cette configuration méthodo-magique, les concepts et les catégories de la tradition  esthétique européenne, chers à Jean Clair, sont “chamanisés” tout en restant  conformes , comme l’écrit J.H. Martin,  aux “jugements  enracinés et engagés dans  l’Europe d’ aujourd’hui”(18) et peuvent   s’intégrer dans le monde de l’ethnoesthétique.  Ainsi, si le concept d’ “artiste” pose un problème de classification- et il le fait! -il devient  “prudent d’éviter dans le titre le mot “art” qui aurait d’ emblée étiqueté des créations provenant de sociétés qui ne connaissent pas ce concept.”(19) 

Donc comme il ne convient pas de qualifier  d’ “art ”  les pratiques des sociétés extra-européennes, J.H. Martin applique l’appellation “magie” à toutes les  pratiques célébrées dans cette exposition. Tant mieux pour les artistes  européens  car, depuis Joseph Beuys, de nombreux artistes européens devraient apprécier l’ opportunité  de se voir attribués le titre  de chaman. Cependant le tour de magie de J.H.Martin ne s’ arrête pas sur la définition des genres, il va jusqu’à expliquer la raison du marché de l’ art et le phénomène des” flambées” monétaires par “de la magie  derrière ces pratiques parfois d’ apparences très matérialistes”. Si ce professionnel de l’ art , qui sait  que le marché de l’ art  est aux antipodes des  pratiques   chamaniques,  explique  la loi du marché par de la magie,  c est peut être parce que ce type  d’ explication trouve un meilleur accueil chez le grand public qui souhaiterait que l’ art,  la dernière des  religions, ne se mêle pas au monde des affaires: l’ art n’ a pas de prix !

L’approximation qui caractérise l’ état de la connaissance du grand  public quant au contexte ethnologique  et artistique dans lequel les oeuvres  ont été produites,  - favorise chez ce public - une attitude  où, selon les termes de J.H. Martin, “l’ appréhension sensible  l’emporte sur les connaissances”  . Personne ne conteste le fait que l’approche des  oeuvres  d’art  en général  se fait à partir d’une appréhension sensible plutôt qu’à partir de connaissances érudites. Mais cette approche  se construit  inévitablement sur une connaissance dite  “ populaire”, affectée par les préjugés de l’époque , qui donne au public le sentiment de partager un même bien symbolique et d’appartenir à une culture commune.

Conçue sur cette culture de ”l’ appréhension sensible”, l’exposition  des “ Magiciens de la Terre”  ne peut que conforter les préjugés artistiques  et ethniques d’un public de la classe moyenne française qui se croit dépositaire des valeurs humaines universelles. Mais  n’ est ce pas le propre des grandes expositions  de conforter les préjugés du grand public? 

Que doit on trouver dans cette exposition des “magiciens de la terre” sinon les  belles valeurs du pays qui a inventé les droits de l’ homme  : l’ égalité, la liberté et la fraternité ? Ces idées,  bien françaises, sont mises en scène  par le biais de l’art, non pas pour dire aux extra-européens que les Francais  éprouvent à leur égard  les meilleurs sentiments humains,  mais  pour dire aux français ,eux -même, qu’ ils  sont  solidaires  avec les autres, au moins sur le plan culturel. Même si - sur le plan politique- un premier ministre de gauche déclare haut et fort  que” la France ne peut pas supporter la misère du monde”,  même si un autre  premier ministre, de droite, s’ invite chez les dictateurs africains pour les conforter dans la tyrannie avec des “petites phrases” comme : la démocratie occidentale n’ est pas compatible avec la culture  africaine !.

Si les Français des années quatre-vingt avaient  besoin qu’on leur confirme des valeurs,  en principe,  évidentes de la mémoire collective, c’ est peut-être que, quelque part,  dans la conscience collective, ces valeurs ont été  brouillées du fait de  la crise   historique qui a atteint les structures économiques et les convictions morales d’une  société chrétienne  socialisante qui tient -  aujourd’hui plus qu’à toute autre époque - à garder ses terres de chasse néocoloniale en Afrique, terre de magie et de matières premières   sans lesquelles l’utopie républicaine aurait coûté trop cher aux citoyens. Ces chers citoyens  bâtisseurs de l’ Europe qui,  puisant leur audace dans les festivités du nouveau millénaire,  n’hésitent pas à organiser en 2000 un sommet euro-africain afin d’engager avec les Africains, une réflexion sur les  moyens les plus efficaces de faire face à la  mondialisation ! Depuis  quand la réflexion sur la Mondialisation est- elle compatible avec la culture africaine ? Et quelle est cette effrayante épidémie qui se nomme  mondialisation, si ce n’est la suite logique d’ un processus d’ intégration au marché international,  processus auquel les Africains doivent  leur adhésion à un sous-développement assorti de guerres et des famines?

Les partages tronqués

Cependant , “ Il faut  se méfier-  comme l’ écrit J.H. Martin- de nos étiquettes schématiques qui risquent d’occulter la complexité de certaines situations locales”. Mais on ne se méfie jamais assez !  Car  onze ans après ses “ magiciens de la terre” , J.H. Martin poursuit , dans “ Partage d’ exotismes”, son thème préféré : l’ ethnicisation du monde. Un monde habité - selon J.H.Martin,  par des ethnies européennes et des ethnies  extra-européennes qui se regardent  au-delà du contexte colonial. Un monde où ”chaque culture est exotique pour l’ autre”. Ainsi, dans un interview au journal Le Monde (25/6/2000), J.H. Martin  estime que “ les cultures ont une valeur égale , qu’ elles peuvent se regarder les unes les autres comme étrangères, les unes les autres comme étranges , comme exotiques” .

Dans  le catalogue de cette exposition,  “Partage d’ exotismes”,  J. H. Martin jouit du  titre de “commissaire invité”,  certainement  parce qu’il a été invité par les deux initiateurs  lyonnais du projet : Thierry Prat et Thierry Raspail , qui voient en lui  une sorte de maitre en muséographie de l’art  contemporain.  A vrai dire c’est une qualité qui n’ est pas entièrement  fausse puisque la muséographie de l’art contemporain reste une discipline sursitaire, voire ambigüe, dans la mesure où elle se confond - et souvent  de manière délibérée - avec son objet. 

J.H. Martin bénéficie donc du titre de  “commissaire invité”qui évoque le  “guest star” en guise de reconnaissance - que les deux élèves ne cachent pas - envers “le maitre” des magiciens de la muséographie. Dans leur introduction  au catalogue de la Biennale, les deux  hôtes  de J.H. Martin lui rendent  hommage en reprenant ses thèses sur la science de l’ exposition, sur l’art et la culture .

Et si on ne voulait pas occulter la complexité de  la situation locale de cette exposition, il faudrait la voir  comme une attestation de réussite  de “Magiciens de la Terre”,  tout en y voyant un certificat de décès d’un genre nouveau  précipité vers  sa fin par une académisation abusive de la part des élèves,  trop bienveillants à l’ égard  du “maitre”.

Un premier  élément de la complexité de la situation réside dans le fait que ce genre  d’exposition remet en question la tradition de l’exposition d’ art comme  pratique qui concerne les Européens. Dans cette perspective, la brèche ouverte par J.H. Martin aux artistes extra-européens,  prend l’allure d’un geste “ délocalisant” pour les centres habituels de l’ initiative artistique. “C’ est une idée qui ne passe pas forcément ici ou ailleurs” reconnait J.H. Martin dans le même interview , car ce geste  ne dérange pas seulement des  gens comme Jean Clair, l’intraitable vigile de l’utopie artistique européenne,  mais il dérange, aussi et surtout,  certains  extra-européens,  à l’ image de certains “critiques chinois” installés confortablement , mais résolument, dans les  catégories artistiques et les schémas  identitaires hérités de  la tradition européenne, et formant ainsi des alliés, aussi précieux qu’ inattendus pour Jean Clair. Cependant  ce qui est troublant dans le geste de J.H. Martin c’ est que sa”brèche” ne devient pas “porte ouverte” aux improbables dialogues  entre des cultures dites égales les unes aux autres, peut-être parce queJ.H. Martin - qui  n’est pas M. Leiris- l’a voulu dès le départ comme une “soupape” qui permet aux européens d’ éviter l’ étouffement dans l’ étanchéité d’une tradition esthétique étroite et  dont la seule et dernière utilité est de justifier les privilèges d’une minorité qui domine le monde actuel.

Je pense que ce qui est commun  entre l’ attitude d’ un Jean Clair qui cherche à sauver  l’Occident, en y interdisant l’accés aux extra européens et  celle d’ un J. H. Martin qui cherche  à le sauver  en y mêlant du sang extra européen, c’ est que  tous les deux  s’accordent  à dire que l’ Occident est en danger.  Ainsi, à des artistes supposés   de l’extérieur, le bon   douanier de l’ art occidental,  celui qui est pour le quota sélectif d’intégration,  demande  d’abord une identité  certifiant leur statut d’”aliens”  à l’ art de la  modernité  occidentale. Ce fut, au moins,  mon cas  lorsque J.H. Martin, qui connait  mon travail d’ artiste “africain”(?),  m’ a proposé de participer à l’ exposition “ Partage d’exotismes”  en Mars  1999. Dans sa lettre  (du 8/3/99) il n’a pas oublié d’ insérer la mise en garde usuelle, que les commissaires d’exposition européens adressent aux artistes  extra-européens,  sur les dangers de  perte de leur virginité culturelle : 

“(...) L’ adoption du modernisme peut-être perçue comme un progrès contre l’obscurantisme  archaïque mais tout autant comme  une perte d’ identité et une soumission à une domination  culturelle  aussi bien que politique et économique de l’occident “.  Je me suis donc demandé : De quelle identité parle-t-il?  De quel modernisme ? De quel Occident ?  Peut on perdre son identité comme on perdrait sa casquette ou son parapluie ?  Et qu’ est ce qu’il arrive à une personne ayant perdu son identité ? Comment peut-on   échapper au modernisme ? Et  enfin, qui est donc ce grand satan nommé “Occident” que tout le monde agite devant  mes yeux afin que je prenne garde à ne pas y perdre mon âme?

Toutes ces interrogations m’ ont incité à  écrire au grand magicien de  l’art contemporain pour lui  expliquer la complexité  de ma posture d’ artiste occidental extra-européen ne  se reconnaissant pas  dans les catégories  esthétiques mises  à disposition des usagers de l’ art. 

Ma  manoeuvre me semblait   simple, elle consistait à dire  : Votre machine de dialogue entre les cultures me parait suspecte et votre statut officiel de représentant de l’institution ne fait pas de vous un représentant de la civilisation occidentale,  d’autant plus que moi  je ne tiens pas à passer pour le représentant  d’ une quelconque civilisation “autre”. Bref, nous sommes tous partenaires dans le même “squat” de la civilisation du marché  mais, si vous ne voulez pas me voir à votre côté,  c’est  que ce regard “ égalitaire” que je revendique pourrait  entrainer la perte de  privilèges matériels et psychologiques que  vous avez accumulés depuis l’ époque coloniale. Que je sois africain , asiatique ou amérindien,  la seule identité  à laquelle la culture du marché me donne accès aujourd’hui , c’ est celle  d’un exclu occidental et  extra européen. Cela signifie que s’il y a une identité culturelle  à construire, elle sera sûrement construite sur le fait de l’exclusion plutôt que sur n’importe quel folklore  ethnique. L’Occident est sans frontières grâce à une ubiquité sans faille des réseaux du marché international. Est ce cela qui angoisse les occidentaux d’Europe : l’ idée d’ intégrer un nouvel Occident  qui échappe à leur contrôle? Un Occident indifférent à l’“exception culturelle” lorsque cette exception  n’ est pas coté en Bourse.  Bref, donc, en acceptant de participer à votre  exposition, qui s’annonce exotique,  je prends le pari sur l’ intelligence d’un public éclairé qui saurait trouver accés à ma création dans un labyrinthe piégé par les tentations exotiques. J’ ai parié  également- mais sournoisement-  sur l’intelligence du grand magicien - qui m’avait écrit :  “Votre oeuvre m’intéresse fortement” - pour espérer voir mon “oeuvre” passer en “contrebande”,  à l’insu des “douaniers” de l’ ethno-esthétisme dont il s’est entouré. Dommage que le passeur attendu n’ait pas été au rendez vous.

Un an plus tard, j’ ai été contacté  par T. Raspail , commissaire de l’exposition, qui m’a annoncé que, finalement, ils avaient décidé de  ne pas  montrer mon travail mais qu’ils souhaitaient publier, dans l’introduction du catalogue,  ma lettre à J.H. Martin  “en tant que problématisation de “l’ exotisme” et indice d’ une limite au projet interprété comme entreprise  socio-anthropologique.”(20)  Là, j’ ai compris que  j’avais gagné un pari que je n’avais jamais pris : celui du politiquement correct  qui fait l’essence même de l’artisanat des montreurs de l’ art extra-européen en France.

Si ma manoeuvre n’a pas eu d’ effet sur J. H. Martin, c’est peut être qu’en tant que “professionnel” de l’ art extra-européen,  il ne pouvait pas- reconnaitre mon art qui est à l’image de ma modernité  d’ occidental africain,  bien qu’il apprécie le propos critique que je tiens sur l’ art africain. La morale de cette histoire est que l ‘art africain est incompatible avec le discours critique .

Mais au delà de mon implication personnelle ,“ Partage d’ exotismes” révèle un autre aspect  de la complexité de l’exposition d’ art extra-européen . En effet, l’exposition se pose ici comme un nouveau genre  muséographique qui cherche à se consolider sur la scène artistique en accumulant   règles et limites au croisement de l’ art  et de l’ethnologie. Vue dans l’ axe de “Magiciens de la Terre”, l’exposition “Partage d’exotismes”  fonctionne comme un relais où toutes les notions  ayant servi à “Magiciens de la terre” sont reprises de manière systématique :

- Le premier symptôme se déclare chez la personne même du commissaire d’exposition en tant que  représentant  de l’ institution muséale. Tout  euphorique, le commissaire   d’une exposition d’ art extra-européen entre  dans le” rôle” qu’on lui a donné en prenant  la posture du “ représentant de l’ Occident.”  Tous les commissaires de ce genre de  manifestations se complaisent dans le rôle de “porte parole de la civilisation  occidentale”,  et de ce lieu ils  peuvent  attribuer le titre de ”représentant” de la civilisation “ autre” à ceux qui veulent  bien se prêter à leur jeu de dialogue entre les civilisations.

-Une fois installé dans la posture de gérant  des rapports interculturels, le “commissaire- artiste” de l’ exposition  peut exprimer sa volonté de tout intégrer dans les perspectives d’une culture humaine  mondiale. (L’humanitarisme est devenu une affaire rentable à peu de frais!).  Cela  nécessite une relativisation de la centralité historique de la tradition artistique européenne qui accorde une place  aux arts des autres,  à ses côtés. Parfois, on peut aller  jusqu’à  demander  à la tradition européenne de “ faire le mort” pour mieux intégrer les sceptiques et les mauvais coucheurs !  Et si jamais cet occident ne veut pas jouer le jeu, certains, commeThierry Ehrmann, pourront  tout simplement annoncer sa mort. Attention T. Ehrmann est le président d’ Artprice, entreprise considérée comme “leader mondial des banques de données sur la cotation et les indices de l’ art  avec plus de 2 millions  de résultats de ventes couvrant 172000 artistes du IV° siècle à nos jours”. Pour ce partenaire officiel de la Biennale de Lyon,  l ‘exposition  “Partage d’exotisme  “marque la fin de  l’esthétique occidentale en ouvrant grand ses portes à l’esthétique mondiale”(Voir  artprice.com). Si Paco Rabin a annoncé la fin du monde pour pouvoir vendre ses vêtements -  qui sont quelquefois de véritables chefs-d’oeuvre de  sculpture -T. Ehrmann est plus  modeste, il se contente d’ annoncer la fin de l’esthétique occidentale.

-Le fait que l’ art extra-européen habilité, n’est visible que lorsqu’il est ethnicisé, entraine l’ethnicisation de l’ art européen, cela n’ empêche pas les gardiens de l’ ethno-esthétique de préserver à l’ art européen  ethnicisé le statut de régulateur central. Cette reconnaissance de la place du régulateur a toujours été prononcée à mi-voix,  à l’ombre des grandes déclarations sur l’ égalité des cultures : L‘exposition “Partage d’ exotismes” - comme l’ exprime J. H. Martin, dans Le Monde du 25/6/2000 - “(... ) implique un partage que nous souhaitons idéalement  égalitaire.  En réalité on sait bien où est le pouvoir et où est la domination : du côté de l’ Occident”.  Pour faire écho  aux  propos du maitre, T. Prat et T. Raspail  déclarent - cette fois-ci, depuis la position  ultra-européenne de Jean Clair- c’est à dire  en leur qualité de “mâles”,  “ blancs”  et ”chrétiens” - que “Le partage  d’exotisme “ est inégalitaire car il s’ inscrit dans le champ de l’ art circonscrit et affiné depuis toujours par l’ Occident “(21)  .

-La tendance à vouloir plaire au grand public incite les montreurs de l’ art exotique à faire l’économie de l’ appréhension “critique” en faveur d’une appréhension “magique” chère  au maitre. Ce que J. H. Martin  nommait “ magie des objets”,  est qualifié pudiquement  par ses disciples  “pensée visuelle”.  Ainsi  ils expliquent que, dans une exposition  comme  celle de la seconde Biennale de Lyon (1993), quand  “les catégories formelles apparaissaient comme ne s’encastrant  pas dans les attendus de l’historiographie critique”, les commissaires de l’exposition se sont servis de cette  “pensée visuelle’” (...) “reposant  sur une isotopie singulière des oeuvres, qui n’ avait rien à voir  avec une esthétique discoursive constituée”.(22)  Cette esthétique discoursive constituée est désignée, par les  auteurs du catalogue, précisément par un “ en gros” expéditif, comme : “ celle des philosophes, historiens d’ art et autre traducteurs” (23). Je ne sais pas si  les ethnologues sont inclus dans cette catégorie méprisable  dite  d’”autres traducteurs”,  mais si , comme l’ont déclaré les auteurs de l’ exposition : en France, la Biennale qui est financée par des fonds publics, est  “aussi un service pour le public” , le public francais  des expositions aura du mal à gober une esthétique des commis du service public qui font  table rase de la philosophie et de l’ histoire de l’ art , même si ces  agents  administratifs, culpabilisés par leur conscience professionnelle, se réfugient dans le terroir de “Magiciens de la terre”. Terroir officiellement garanti  100% “ politiquement , spirituellement et techniquement incorrect”(24). Quand “ le politiquement incorrect” devient une valeur recherchée par les commissaires de l’ art officiel , c’ est que l’ insolence est déja transformée en académisme sans  conséquences.

Cependant cette insolence convenue, conditionnée pour la consommation du grand public, se vend bien du moment où le “ dérapage” reste conforme aux attentes du dit  public. Un cas intéressant de ce que les commissaires d’exposition qualifient d’”isotopie singulière de l’ oeuvre” est fourni par l’ oeuvre d’un artiste suisse:Thomas Hirschhorn, sensible à la “ pensé visuelle” des organisateurs de l’ exposition. L’ oeuvre deT. Hirschhorn est intéressante  dans la mesure où elle   pose le problème du regard  que les artistes  et leurs commissaires européens  posent sur le monde extra européen. Dans son installation intitulée: “Nations Unies :Miniature”, ( oeuvre conçue pour “Partage d’ exotismes”) ,Thomas Hirschhorn réalise   en miniature, un parcours que le visiteur  emprunte, à travers les zones de guerres marquées par les interventions  de l’Organisation des Nations Unies.  Le catalogue de la Biennale confirme  l’ accent critique de l’ oeuvre en précisant que  “L’ intervention de l’ ONU présentée avec une multitude de chars et d’ hélicoptères blancs se répète d’ un champ de bataille à l’ autre de manière uniforme sans qu’ on sache très bien s’ ils  cernent  ou s’ ils attisent  les conflits. Une riche bibliographie est à la disposition du visiteur à partir des points de vues sur les théâtres de la guerre qui se situent dans les pays suivants : Liban, Sierra Leone, Palestine, Rwanda, Congo-ex Zaïre, Tchétchénie, Bosnie, Timor, Chiapas, Kosovo.” Certains visiteurs informés  ont remarqué  que l’ ONU n’ avait pas  été présente au Chiapas!  Mais apparement  cela n’ a pas d’ importance aux yeux des organisateurs. La priorité étant de  soutenir  la bonne cause des Indiens. Peut être que pour l’ artiste et les  commissaires d’exposition, l’ONU devrait avoir une isotopie singulière qui justifie  son intervention dans tous les lieux où les  guerres, dites ethniques , font des ravages. Après tout , dans la nuit du  monde extra européens  tous les chats devraient êtres noirs.  

Comme les professionnels “ blancs “ et “mâles”  de l’ art extra-européen en général,  et de l’ art africain en particulier,  se placent  délibérément dans l’ angle mort de leur  “pensée visuelle “ isotopique, (traduisez: Pensée arbitraire!), ils finissent par ne rien voir de la réalité des rapports des forces  entre les  êtres et les “ autres” . Si le regard “ social” reste  incongru dans le petit monde des professionnels de l’ art contemporain ,  il est presque tabou chez les montreurs de l’ art extra-européen.  Peut être, parce qu’une vision  sociale de la réalité artistique d’un pays africain,  par exemple, dérange profondément.  En effet, dans le miroir de l’ Afrique,  les Européens- et les Français en particulier- risquent de voir une image décevante d’eux -même. Cette image tabou, qu’ il ne faut ni voir ni montrer, est au coeur même de la version contemporaine de la plus ancienne querelle de la  civilisation judéo-chrétienne : la querelle des images!.

Aujourd’hui, grâce à la technologie de la communication, l’ mage de la misère du monde est partout,  mais pour la voir il faut la montrer, et pour la montrer il faut la signaler. Mais comme personne n’ose  regarder le visage effrayant du sous-développement  africain par crainte de  rester pétrifié à jamais,   les professionnels de l’image dans  l’utopie européenne  excellent à s’ inventer un autre visage pour l’ Afrique, un visage  exposable et des Africains “ regardables !” Après tout, c’est un service public pour le grand public qui n’ en demande pas mieux. Le jour viendra, peut-être, où la machine de l’ethnoesthétique se mettra   à réinventer des français  convenables pour l’ usage du marché international. Qui sait ? Peut-être bien que l’on pourra même profiter de l’expérience des africains en la matière ! Ce jour là,  on connaitra sans doute le véritable partage .

Ces lignes sont  loin d’épuiser la complexité de la machine à fabriquer des Africains. 

Quand je dis  “machine”, l’image qui me vient à l’ esprit est l’image d’une drôle de machine que l’on a montée, dans l’ urgence du marché, à l’ image de ces machines suicidaires que le sculpteur suisse Jean Tinguely construisait au début des années soixante. Des machines-sculpture  motorisées qui font  trois petits  tours et puis  s’auto-détruisent.  Mais, à la différence des machines suicidaires  de Tinguely, quand la machine à fabriquer les Africains engage un processus d’ auto-destruction,  elle entraine les Africains avec elle. Ce fut le cas d’ une certaine machine baptisée “l’Etat nation “ qui s’est  réduite à “ l’état- ethnie” ( En Somalie , au Rwanda, au Libéria, au Congo... etc. ). Ce fut aussi le cas de la machine  baptisée “échange économique” qui se métamorphosa en dette, ou encore la  machine “coopération” qui devint ingérence et corruption jusqu’à la machine dite “culture africaine “ qui  dépossède le continent de ses diversités sociales et historiques  pour en faire une entité “ négrologique” maniable pour tous les partages possibles. Dans la mécanique de “ la culture africaine”,  l’”artafricanisme” est un petit  rouage,  mais c’ est une pièce indispensable au  fonctionnement d’une Afrique que les Européens voudraient conforme à l’ image  de  l’authenticité sans faille.

Que faire de cette authenticité africaine que les Européens ont façonnée pour l’Afrique ? Un jour un ami artiste reçut la visite de l’un de ses cousins  venu lui  demander  de lui faire un portrait de son père (qui ne souhait pas poser) à partir d’une vieille photo. Une petite  photo en noir et blanc  qui semblait être la seule photo disponible du père du cousin. L’ami artiste  prit la  photo et se mit au travail. Quelques jours plus tard, le portrait était prêt.  L’ami artiste me  raconta que quand son cousin était venu chercher le portrait de son père,  il avait  manifesté  sa déception, car il   trouvait que  l’image peinte ne ressemblait pas à son père. L ‘auteur du portrait  tenta de lui expliquer  que cela tenait au fait que la photo n’était pas de bonne qualité. Sur ce, son cousin le remercia  poliment, et  emporta le portrait  pour l’accrocher  dans son salon. Quelque temps  plus tard,  l’artiste  rendit visite à  son cousin. Dans le salon,  il contempla son travail  avec  gêne avant d’ interpeller son cousin: “ Ecoute , si tu me trouves une photo de meilleure qualité,  je  pourrais  te refaire un portrait plus ressemblant”.  Le  cousin garda le silence  un instant avant de répliquer : “Tu sais, au départ je n’ étais pas convaincu que cette image  représentait  mon père. Je l’ ai  prise par respect pour  ton travail.  Mais depuis quelque temps,  chaque fois que je regarde mon père, je trouve qu’il ressemble de plus en plus à ce portrait !  Il n’est pas nécessaire que tu m’en fasses un nouveau, celui-ci me convient parfaitement !”.

La morale de cette histoire  est qu’une culture africaine- comme toute autre- ne peut exister qu’en  tant  que culture tronquée,  tronquée par le regard, celui des autres  et celui des  Africains eux-mêmes. L’ Afrique que  j’ ai fuie n’est  ni  l’Afrique des ethnologues et autres africanistes ni celle à laquelle les  afro-américains et les rastamen britanniques diasporisés se réfèrent . C’est  une Afrique  qui ressemble  chaque  jour davantage à l’image brouillée que les média  occidentaux  nous  renvoient entre guerres famines  et tam tam.  La seule image disponible à ce jour. Que faire donc de cette image? Moi je la garde et je la soigne selon les termes de ce proverbe soudanais:  “La folie que tu connais est certainement moins dangereuse que celle que tu ne connais pas !”

Quand je dis que je la soigne, je pense à cette “tradition” africaine de soigner les produits de la modernité industrielle à l’image de ces machines importées d’Europe et qui arrivent en Afrique sans manuel d’utilisation et sans pièce de rechange. Des machines que les Africains doivent réinventer dans l’urgence à la mesure de la nécessité. Soigner l’image de l’Afrique implique une logique de récupération où personne n’est à exclure, pas même J.H. Martin ou J. Clair, ni S. Vogel. Ces “artafricanistes” sont utiles à l’art des Africains, parce que jusqu’à nouvel ordre, il n’y a qu’eux qui s’y intéressent  et de ce fait, ils définissent un terrain de débat autour de l’art africain. 

A l’aube de l’époque coloniale, les européens avaient le choix entre deux attitudes: soit fraterniser et partager avec les  extra européens conquis, et accomplir avec eux le rêve  de bonheur de la civilisation humaine , soit  dominer , exploiter et exclure des êtres qui  étaient pourtant entièrement disposés à rejoindre l’ Utopie des dominants. Aujourd’hui à l’ aube d’ une libéralisation globale, les Européens se trouvent devant le même dilemme éthique: partager avec les pauvres pour retrouver un humanisme perdu ou pactiser avec les riches pour récupérer la part du butin nécessaire à la restauration de l’ Utopie délabrée dans laquelle ils espèrent survivre. Bien entendu, mon raccourci historique peut apparaitre  trop abrupt pour saisir la complexité de l’ antagonisme qui caractérise le monde contemporain.Cependant  ma schématisation  reste en parfaite concordance avec les schématisations  opposées qui revendiquent les “ guerres des civilisation”au nom du capital symbolique occidental. La guerre du Bien  contre le Mal, que les pays les plus riches, derrière G. Buch( Père et fils!) entendent mener contre les pays les plus pauvres, derrière Saddam - Ben Laden, incarne une schématisation trop grossière pour pouvoir oblitérer la complexité des parts de marché à partager en butin de cette guerre ethnique mondiale qui nous guette à chaque fois nous allumons nos téléviseurs.Peut être que tout cela nous éloigne de l’ art africain contemporain  tel qu’il est célébré par  l’ethno esthétisme des Européens, mais, peut être que  pour nous rapprocher de la réalité que vivent les Africains aujourd’hui, il est temps de regarder cet autre art africain que les Européens ignorent  : celui de la survie.  

 

 _________________________________NOTES _________________________________

(1) Susan Vogel, Africa Explores, 20th. Century African Art, 1991, Centre For African Arts, New York City , p. 14-25.

(2) Ahmed Bechir “Bola”, Art et identité culturelle au Soudan : Le cas de l’ Ecole de Khartoum, Thèse de Doctorat soutenue à Paris I, Déc. 1984.

(3) Sidney Littlefield Kasfir , L’Art Contemporain Africain, Thames & Hudson , Paris 2000, p. 172.

(4) Jean -Yves Jouannais, Catalogue de l’ exposition “Un Art Contemporain d’Afrique du Sud, Editions Plume et  l’ Association Francaise d’ Action Artistique, 1994 .

(5)Michel Leiris, Miroir de l’ Afrique, Gallimard, 1996 , p. 28.

(6)Jean Hubert Martin, Magiciens de la Terre, Edition du Centre Georges Pompidou, Paris  1989, p.8 

(7) Michel Leiris, Cinq Etudes d’Ethnologie, Denoël/Gonthier 1969,  p. 87 

(8), Ibid. p.. 106-111.

(9) Ibid.

(10) Ibid.

(11) Ibid.    

(12) Ibid   

(13)Ibid. 

(14) Miroir de l’ Afrique, p.415 

(15)Ibid p. 1391 .

(16) J.H. Martin , Préface du catalogue ” Magiciens de laTerre  ”,   p.8 

(17)Ibid

(18) Ibid 

(19)Ibid

(20)Voir introduction de  Prat et Raspail pour le  catalogue” Partage d’ exotisme”, p. 15.

(21) Ibid p. 10

(22 ), Ibid p.8  

(23) Ibid p.9

(24) Ibid p.9