"QUI A INVENTĂ LES AFRICAINS?"
10 TIP TOPS: COMMENT NE PAS DEVENIR UN ARTISTE AFRICAIN
Les douaniers du Monde Noir
Si , en tant quâ artiste, vous voulez participer Ă lâune de ces grandes manifestations saisonniĂšres qui cĂ©lĂšbrent la culture africaine dans les capitales occidentales , vous devez remplir un certain nombre de conditions. Dâabord il faut ĂȘtre nĂ© quelque part en Afrique, de prĂ©fĂ©rence en Afrique noire. Secondo, il vaut mieux ĂȘtre accessible, voire rĂ©sider Ă une proximitĂ© gĂ©ographique pratique par rapport au lieu de la manifestation. LâAfrique est trop loin ! Si vous ne remplissez pas les deux conditions mentionnĂ©es ci-dessus, vous aurez encore une chance dây ĂȘtre si vous ĂȘtes de peau noire comme les Noirs amĂ©ricains, français ou britanniques, dits â African Diasporaâ. Ainsi, en ma qualitĂ© de crĂ©ateur africain, noir et diasporisĂ© dans la proximitĂ© europĂ©enne, jâ ai pu, en Septembre1995, participer Ă lâune des grandes manifestations europĂ©ennes consacrĂ©e Ă lâart contemporain des Africains. CâĂ©tait â Africa 95â. Jâ y ai rencontrĂ© un grand nombre dâ Africains, artistes, Ă©crivains, historiens dâ art , et commissaires dâ exposition. Jâ ai mĂȘme rencontrĂ© des AmĂ©ricains et des Britanniques noirs qui se posaient des questions sur lâ authenticitĂ© de lâ africanitĂ© des nord africains dont un groupe Ă©tait exposĂ© Ă Londres dans la mĂȘme manifestation .
Câ Ă©tait une drĂŽle de discussion ! Dâune part, il y avait deux artistes noirs, dont lâun nĂ© et vivant Ă Londres depuis toujours et lâ autre, amĂ©ricain, dâ autre part, il y avait moi qui me sens Ă la fois arabe, africain et occidental. Selon les arguments quâils prĂ©sentaient, les Nord- Africains seraient Ă©trangers au continent africain, âils sont venus dâailleurs !â. Cela mâ a rappelĂ© des dĂ©bats qui ont nourri la crise âdiplomatiqueâ autour du DeuxiĂšme Festival International de la Culture Noire et Africaine de Lagos en 1976. Je dis crise âdiplomatiqueâ car deux pays africains, le SĂ©nĂ©gal et le NigĂ©ria, impliquĂ©s dans lâ organisation de cette manifestation, ont engagĂ© un bras de fer diplomatique impressionnant Ă partir dâ une divergence conceptuelle sur la dĂ©finition de la culture africaine. Les SĂ©nĂ©galais qui avaient conçu et organisĂ© le Premier Festival, exclusivement sur la dimension nĂšgre de la culture africaine, dĂ©finie comme culture des communautĂ©s noires (oĂč quâ elles se trouvent dans le monde), nâont pas acceptĂ© âlâĂ©cart â que les NigĂ©riens ont opĂ©rĂ© en Ă©largissant la portĂ©e de lâĂ©vĂšnement de maniĂšre Ă inclure tous les Africains, y compris les Nord- Africains. La situation sâ est aggravĂ©e lorsque les autoritĂ©s nigĂ©riennes ont destituĂ© le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du comitĂ© international du Festival, le sĂ©nĂ©galais Ali Diop. A la suite de cela, la presse nationale des deux pays a pris le relais et transformĂ© le dĂ©bat en une affaire dâ honneur national. Si ce dĂ©bat nâa pas entrainĂ© dâ autres pays africains, câ est que la majoritĂ© des observateurs savaient que derriĂšre la querelle sur le concept abstrait il y avait lĂ , la gĂ©opolitique de la guerre froide en Afrique. Le rĂ©gime du pĂšre de la nĂ©gritude qui parlait au nom des pays francophones de lâ Afrique sud- saharienne, voire mĂȘme au nom de la France, Ă©tait en situation critique, partagĂ© entre le sentiment panafricaniste dominant de lâĂ©poque et la volontĂ© politique dâune France, Ă laquelle il doit tout, et qui, il y a quelques annĂ©es, ne cachait pas son soutien total aux sĂ©cessionnistes du Biafra, alors principale zone de production pĂ©troliĂšre du Nigeria. Mais les deux frĂšres de âsang noirâ avec lesquels je discutais nâavaient rien Ă voir et ne voulaient rien savoir sur la gĂ©opolitique de lâ Afrique.
Ils Ă©taient noirs, ils avaient des idĂ©es noires et ils portaient des lunettes noires afin de ne voir que la part noire de lâ univers et ils considĂ©raient que cela les autorisait Ă rĂ©organiser lâAfrique. A ce stade de la discussion, jâ ai pu me rendre compte de la portĂ©e de lâ action de Nelson Mandela qui, aprĂšs lâ Apartheid, a acceptĂ© les sud Africains blancs comme de simples compatriotes Ă la peau claire, mĂȘme sâils sont arrivĂ©s sur le continent africain, beaucoup plus tard que les Arabes en Afrique du Nord!
En faisant valoir la couleur noire de leur peau, mes interlocuteurs dissimulaient Ă peine leur rĂȘve du retour Ă la â Mother Africaâ. Pour eux, nous sommes tous, y compris moi- mĂȘme, des membres dâ une grande communautĂ© dâ Africains expatriĂ©s et dispersĂ©s Ă travers le monde : une Diaspora !
Diaspora? Moi? Quâest ce que jâai fait au Bon Dieu pour mĂ©riter un destin si biblique? Si diaspora il y a dans mon existence, ce serait ce que jâ ai vĂ©cu avant de quitter mon Soudan natal lorsque jâai atterri en France, terre promise oĂč mon âexil africainâ sâest achevĂ©. La lĂ©gende dit que les gens de la diaspora doivent voir unâsigneâ qui leur indique la fin de lâerrance. Mon signe Ă moi ,ce fut le papier! Je lâ ai compris un jour oĂč je me suis trouvĂ© dans une grande papĂšterie lilloise devant des Ă©tagĂšres du rayon papier. Jây ai dĂ©couvert une dizaine de variantes de papiers aquarelles. Jâai retirĂ© les belles feuilles, je les ai examinĂ©es, palpĂ©es, senties et jâ ai mĂȘme eu lâ envie dâen mĂącher tellement je me suis senti enchantĂ©. Moi, qui avais appris comment laver au savon et repasser les vieilles feuilles dĂ©ja peintes pour les blanchir avant de les repeindre. En effet, une feuille dâ aquarelle vierge est encore un objet rare Ă lâ Ă©cole des Beaux Arts de Khartoum , lieu inspirĂ© de mes annĂ©es soixante-dix. Lieu oĂč jâ ai appris Ă apprĂ©cier les aquarellistes les plus divers de DĂŒrer Ă Sam Francis en passant par Turner, Schiele et les autres.
Diaspora? Non merci les amis, je nâ envisage pas un âretourâ en Afrique, ni au LibĂ©ria ni en Ethiopie, ni en IsraĂ«l. Ma â terre promiseâ est ici. Je me la suis promise le jour oĂč jâai mis les pieds Ă lâ Ă©cole moderne. Le jour oĂč je me suis dĂ©fini en tant que personne moderne occidentale et extra-europĂ©enne, car je ne vois pas pourquoi je dois retourner dans la âGĂŽlaâ (captivitĂ© ou dĂ©portation en hĂ©breu) parmi les paĂŻens et les nĂ©o-colonisĂ©s chroniques , rien que pour prĂ©server mon identitĂ© culturelle dâ Africain. Cette identitĂ© africaine Ă laquelle les EuropĂ©ens et les AmĂ©ricains de peau noire mâ assignent- parce quâils savent que je suis nĂ© sur le continent noir- mâest aussi distante, voire Ă©trangĂšre, que je me sens libre de lâ embrasser ou de la rejeter selon que jâ y trouve, ou pas, un intĂ©rĂȘt pour mon existence. Tandis que â monâ identitĂ© culturelle dâoccidental extra-europĂ©en ne me permet pas un recul suffisant qui mâautorise une attitude dâ arbitre entre ĂȘtre ou ne pas ĂȘtre. Dâ ailleurs, cette posture dâ arbitre sur la question de lâ identitĂ© ne manque pas dâ ambiguĂŻtĂ©. En effet, si câest en mâ appuyant sur mon identitĂ© culturelle que je me sens capable dâ opĂ©rer mes choix existentiels, alors le fait mĂȘme de vouloir dĂ©libĂ©rĂ©ment prendre position par rapport Ă âmonâ identitĂ© africaine ne peut que confirmer la futilitĂ© dâune identitĂ© africaine qui sert Ă faire valoir lâubiquitĂ© dâ une identitĂ© occidentale assez forte pour vouloir se voir travestie en âautreâ!
Dâailleurs personne nâa jamais demandĂ© aux colonisĂ©s si ils voulaient ou non, ĂȘtre intĂ©grĂ©s dans la tradition occidentale. On les a embarquĂ© dedans et ils se sont mis lĂ oĂč on leur a laissĂ© une place.
- Mais tu es complĂštement aliĂ©nĂ© mon frĂšre ! sâ exclama mon frĂšre du sang noir. (Je vous ai dit que câ Ă©tait une drĂŽle de discussion! )
- Aliéné de quoi?
- De ta culture africaine.
- Laquelle ?
- Quâest ce que tu veux dire par ça?
- Je veux dire que chacun porte âsaâ culture africaine .Chez moi, au Soudan, quand lâ Hotel MĂ©ridien a ouvert Ă Khartoum Ă la fin des annĂ©es soixante -dix, il y avait Ă cĂŽtĂ© du restaurant de lâ hĂŽtel, une petite cafĂ©tĂ©ria que le gĂ©rant français de lâ hĂŽtel avait dĂ©cidĂ© dâ appeler âle coin du cafĂ© soudanaisâ. Dans un dĂ©cor des Mille et une Nuits, quelques jeunes serveuses, dĂ©guisĂ©es en SchĂ©hrazades hollywoodiennes, servaient le cafĂ© aux touristes .Bien entendu, les Soudanais, qui sont en majoritĂ©, des buveurs de thĂ©, ont dĂ©couvert ce âcoin du cafĂ© soudanaisâ avec le mĂȘme Ă©tonnement exotique que les touristes europĂ©ens. Puis, des couples et des familles de la classe moyenne de Khartoum, se sont mis Ă â frĂ©quenterâ le coin du cafĂ© soudanais ( pour y boire du thĂ© ), et en quelques mois, le souhait du gĂ©rant de lâ HĂŽtel MĂ©ridien sâ est concrĂ©tisĂ© en un vĂ©ritable âcoin du cafĂ© soudanaisâ grĂące Ă la persĂ©vĂ©rance de ses clients soudanais .
La morale de cette histoire est que seuls les Africains sont en mesure de produire une culture quâon peut qualifier dâ africaine, mĂȘme si ce quâils produisent nâest pas conforme aux normes dâune certaine authenticitĂ© africaine conservĂ©e par quelques âspĂ©cialistes â de la culture africaine ! Cette libertĂ© dont disposent les Africains par rapport Ă la dĂ©finition de leurs cultures pourrait sâ Ă©tendre Ă tous les domaines, mais aussi Ă tous les extrĂȘmes, y compris cette extrĂšme, ambigĂŒe mais lĂ©gitime, qui consiste Ă sâapproprier la reprĂ©sentation europĂ©enne de ce quâest la culture africaine. Une appropriation pragmatique qui devient rĂ©alitĂ© culturelle du moment oĂč les Africains y trouvent leur compte. Câ est justement lĂ , dans le labyrinthe des intĂ©rĂȘts nationaux et internationaux quâil faut examiner lâ Ă©volution de ce quâon nomme depuis la fin des annĂ©es soixante âlâ art africain contemporainâ et que - avec quelques amis artistes soudanais - nous nommons âlâ Artafricanismeâ . Un art qui se dĂ©veloppe dans les mĂ©tropoles dâ Europe, dâ AmĂ©rique et dâ Afrique parce que certaines autoritĂ©s y trouvent un intĂ©rĂȘt Ă©thique ou politique, voire Ă©conomique .
Bien entendu, la libertĂ© que les habitants de lâ Afrique prennent avec leur patrimoine culturel nâ est pas bonne pour leâ businessâ ethno-esthĂ©tique qui sâ est constituĂ© un capital culturel- et politique !- international sur lâimage dâ une immuable - bien quâinsaisissable- authenticitĂ© culturelle africaine. Cet âArt Africain Contemporainâ nâest, Ă mon avis, quâune proposition culturelle europĂ©enne parmi dâ autres, un âismeâ adressĂ© aux EuropĂ©ens qui regardent vers lâ Afrique. Bien entendu, les Africains qui lâacceptent, le valident en tant quâart africain parmi dâautres. Mais cette libertĂ© lĂ , la libertĂ© dâ altĂ©rer les schĂ©mas mentaux europĂ©ens, la libertĂ© de choisir les formes artistiques qui les intĂ©ressent, indiffĂ©remment Ă leur compatibilitĂ© avec une quelconque tradition africaine ancestrale, cette libertĂ© lĂ est interdite aux crĂ©ateurs africains. Ainsi, il y aura toujours des EuropĂ©ens capables dâinterpeler les Africains , dans un âcoin du CafĂ© soudanaisâ, quelque part en Afrique, pour leur exprimer leurs inquiĂ©tudes sur le sort de lâ authenticitĂ© culturelle africaine, parce que ce âmaniĂšrismeâ africain renvoit les europĂ©ens Ă une Ă©vidence inconfortable : lâimpossibilitĂ© dâassigner les Africains au â rĂŽle â dâ Africains que les EuropĂ©ens ont dĂ©fini Ă partir dâ une conception europĂ©enne du monde . Au delĂ des artistes africains, les Africains sont systĂ©matiquement renvoyĂ©s Ă une certaine Afrique considĂ©rĂ©e , par ses nĂ©grologues europĂ©ens et africains, comme le paradis perdu de la puretĂ© ethnique et culturelle. Dans cette Afrique, les diversitĂ©s des cultures africaines sont rĂ©duites Ă une sorte de culture africaine purifiĂ©e de tous les Ă©lĂ©ments Ă©trangers Ă lâ authenticitĂ© nĂ©grologique du continent. DĂ©possĂ©der les Africains de leurs diversitĂ©s ethniques et culturelles pourrait sâapparenter Ă un manque de dĂ©licatesse intellectuelle lorsque cela Ă©mane de la part du commun des mortels oeuvrant au MinistĂšre de la CoopĂ©ration, Ă la AFAA( Association Française dâ Action Artistique ) ou mĂȘme Ă la FIFA etc. .
Cependant, cela devient une grossiĂšretĂ© mĂ©thodologique de la part de ceux qui se considĂšrent comme les scientifiques de la culture en Afrique. Car il ne faut pas ĂȘtre âspĂ©cialiste de lâAfriqueâ pour comprendre que lâAfrique nâ Ă©chappe pas Ă la complexitĂ© du monde .
Susan Vogel , figure incontournable dans le petit monde de lâ art africain contemporain, offre une bonne illustration dâun regard dĂ©libĂ©rĂ©ment approximatif sur la rĂ©alitĂ© culturelle en Afrique. Dans son introduction pour le catalogue de lâune des plus grandes expositions consacrĂ©es Ă lâart africain contemporain : â Africa Explores : 20th Century African Artâ, (1) Susan Vogel pense que la vie et les arts des Africains ont Ă©tĂ© altĂ©rĂ©s de maniĂšre nĂ©gative par la progression de lâIslam et du Christianisme. Bien entendu, S. Vogel ne reconnait pas lâIslam et le Christianisme comme religions africaines, mĂȘme si les chrĂ©tiens dâ Egypte et dâ Ethiopie ( chrĂ©tiens depuis plus de 14 siĂšcles) et les musulmans de la moitiĂ© du continent se considĂšrent Ă©galement africains ! Quâ Allah bĂ©nisse Katib Yacine, grand Ă©crivain algĂ©rien francophone, qui disait : â la langue française est un butin de guerreâ lorsque ses amis nationalistes arabes lui reprochaient dâ Ă©crire dans la langue des colonisateurs! Mais ce genre de guerre oĂč le butin est partagĂ© entre vainqueurs et vaincus est trop subtile pour ceux qui se placent dâemblĂ©e de ce quâ ils considĂšrent comme âle bon cĂŽtĂ© â, celui des vainqueurs.
La question qui sâimpose dans cette occurrence nâest pas trĂšs â correcteâ mais elle est nĂ©cessaire pour saisir la complexitĂ© de la situation de lâ art africain en AmĂ©rique : En quoi le choix du â bon cĂŽtĂ©â chez S. Vogel, principale initiatrice dâune exposition qui prĂ©sente lâ art africain contemporain comme une exclusivitĂ© nĂ©grologique, pourrait rester indiffĂ©rent Ă la situation socio-politique de lâactuelle sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine? Il fut un temps oĂč des philanthropes amĂ©ricains sont parvenus Ă renvoyer des amĂ©ricains noirs au LibĂ©ria pour y fonder une premiĂšre utopie de la purification ethnique Ă lâ americaine, une variante de la rĂ©serve indienne hors lâAmĂ©rique. CâĂ©tait une entreprise trĂšs coĂ»teuse Ă lâĂ©poque comme câest encore trop coĂ»teux aujourdâhui.
De nos jours, certains AmĂ©ricains trouvent quâil est plus pratique, et plus correct de renvoyer les noirs AmĂ©ricains dans la rĂ©serve de lâ artafricanisme. Soutenue par une mĂ©cĂ©nat puissant, lâ entreprise de lâ artafricanisme semble fonctionner efficacement , non seulement en AmĂ©rique mais Ă©galement en Afrique , car nombreux sont les artistes noirs amĂ©ricains et africains qui trouvent un intĂ©rĂȘt esthĂ©tique dans le projet que leur propose la machine de lâ ethnoesthĂ©tisme europĂ©en. En adoptant ce projet, les artistes africains le valident comme art africain contemporain, tandis que les artistes noirs amĂ©ricains en font une variante communautaire de lâ art amĂ©ricain contemporain. Ceci Ă©tant dit, adhĂ©rer Ă lâartafricanisme nâest pas une obligation pour les crĂ©ateurs africains ,comme il ne lâest pas pour artistes amĂ©ricains ayant une peau noire, Ă partir du moment oĂč ces artistes pensent leur art autrement que selon les mystĂ©rieuses normes de lâ authenticitĂ© africaine. Câ est une option parmi dâ autres que certains artistes europĂ©ens ( Modigliani, Picasso etc.) ont su prendre Ă un moment de lâhistoire de lâart moderne europĂ©en. Or la tendance dominante dans la plupart des institutions du patronage de lâart africain contemporain, quâelles soient en Afrique , en Europe ou en AmĂ©rique est dâimposer âlâ artafricanismeâ comme voie unique Ă tous les artistes africains contemporains, voire Ă tous les artistes Ă la peau noire quâils soient africains ou pas. Tant mieux pour les artistes noirs amĂ©ricains qui y trouvent un intĂ©rĂȘt politique, dans le contexte de la discrimination raciale positive des Etat Unis dâaujourdâhui. Mais cela ne concerne pas nĂ©cessairement les artistes africains qui pourraient aspirer Ă une dĂ©finition moins Ă©troite pour leur art.
Au Soudan des annĂ©es soixante-dix, lâ Etat de la classe moyenne arabo-musulmane a favorisĂ© lâ installation officielle dâ une tendance artistique dite de â lâ Ecole de Khartoumâ dans les arts plastiques. Lâ objectif dĂ©clarĂ© des animateurs de lâ Ecole de Khartoum (dont certains comme Salahi, Shibrain et Abdelaal Ă©taient des hauts responsables dans les appareil de lâEtat et du parti unique au pouvoir ainsi quâĂ lâ Ecole des Beaux Arts de Khartoum) Ă©tait de restaurer une authenticitĂ© culturelle soudanaise. LââArt Soudanaisâ quâils soutenaient Ă©tait lâexpression dâun mĂ©tissage dâĂ©lĂ©ments traditionnels africains et arabes. Mais ce mĂ©tissage des cultures devait se faire dans le cadre de la culture islamique. Dans leurs productions- notamment graphiques- lâ accent Ă©tait mis sur les rĂ©fĂ©rences Ă la calligraphie arabe et aux ornements dits â africainsâ . Lâ Ăąge dâ or de lâ Ecole de Khartoum a Ă©tĂ© Ă©galement marquĂ© par la marginalisation de nombreux artistes soudanais importants restĂ©s dans lâ ombre car leur travail nâ Ă©tait pas intĂ©grable dans la perspective idĂ©ologique officielle (2). Le mĂ©cĂ©nat â idĂ©ologiqueâ semble ĂȘtre le seul mĂ©cĂ©nat important dont bĂ©nĂ©ficient les formes modernes de lâ art en Afrique. Une situation proche de celle du Soudan est mentionnĂ©e par S. Littlefield Kasfir dans son livre bien documentĂ© â Lâ Art contemporain Africainâ . Lâ Ă©clairage que Littlefield Kasfir offre sur la situation sĂ©nĂ©galaise est valable pour de nombreux pays africains :
âSâ il est vrai que lâappui dont ont bĂ©nĂ©ficiĂ© les artistes sous le patronage de Senghor a Ă©tĂ© extraordinaire, il avait en revanche de sĂ©rieuses limites, car pour recevoir le soutien total du gouvernement, les artistes devaient souscrire Ă lâ idĂ©ologie officielle de la nĂ©gritude qui, une fois transposĂ©e Ă une sĂ©rie de pratique formelles, finissait par engendrer sa propre forme dâacadĂ©misme. Ce qui avait commencĂ© comme une expĂ©rience faisant preuve dâun esprit dâouverture, Ă©volua et se durcit en une politique culturelle officielle, entraĂźnant la disparition de toute critique sensĂ©e.â(3)
Les vigiles de lâ Utopie
A Londres, lors de la manifestation âAfrica 95â, le dĂ©bat sur la dĂ©finition de lâ art africain contemporain Ă©tait inĂ©vitable lors du colloque â African Artists, school, studio and societyâ, organisĂ© par la â School of Oriental and African Studiesâ. Une discussion passionnĂ©e eut lieu autour des propos de Jean Clair publiĂ©s dans âThe Art Newspaperâ de Juin 95. Les propos de Jean Clair furent interprĂ©tĂ©s comme l âillustration dâune certaine rĂ©sistance europĂ©enne Ă lâ idĂ©e dâ un art africain contemporain. InterrogĂ© sur sa position Ă lâĂ©gard de la participation des artistes du Tiers Monde Ă la Biennale, Jean Clair, alors Directeur de la Biennale de Venise, avait dĂ©clarĂ© :
âJâai toujours trouvĂ© cela complĂštement aberrant, lâidĂ©e que nous avons de lâart ou de lâactivitĂ© artistique est strictement restreinte Ă lâ Occident et toute intention pseudo-gĂ©nĂ©reuse dâouvrir nos musĂ©es, galeries et biennales aux âartistesâ du Tiers- Monde, reprĂ©sente, Ă mon avis, la touche finale dâun nĂ©o-colonialisme erronĂ©. (...) Ainsi il nâ y aura pas dâ artistes du Tiers Monde. Cela serait un abus du pouvoir, un abus de langage, et pourrait impliquer un amalgame de choses complĂštement incompatibles. Dâautre part, le problĂšme majeur de cette fin de siĂšcle sera soulevĂ©, celui des cultures Ă©trangĂšres Ă la culture occidentale, qui ont une conception de lâimage, de ses pouvoirs et de ses statuts bien diffĂ©rente de la notre. A prĂ©sent , ces cultures sâaccroissent dans une phase conquĂ©rante de telle sorte que nous ne pouvons pas ĂȘtre tout Ă fait sĂ»rs que les grands musĂ©es que nous ouvrons seront encore lĂ dans quelques annĂ©es. Quand on regarde ce qui se passe actuellement en AlgĂ©rie...tout ce que nous considĂ©rons comme Ă©tabli, lâensemble du systĂšme culturel basĂ© sur le culte de de lâimage , pourrait ĂȘtre complĂštement balayĂ© en deux ou trois dĂ©cennies. Je dis cela avec une totale sĂ©rĂ©nitĂ©. Ce nâ est pas une vision pessimiste des choses. Je crois que les civilisations Ă©voluent et disparaissentâ .
Que faire de tels propos? Les condamner au nom de lâ Ă©galitĂ© entre les cultures serait manquer de respect Ă un homme de la finesse intellectuelle de Jean Clair, dâautant plus que ces rĂ©flexions â prĂ©monitoiresâ gagnent en gravitĂ© quant on les relit aprĂšs la rĂ©cente destruction des statues de Boudha par le rĂ©gime afghan des talibans.
Certes le propos de J. Clair évoque la célÚbre parole de Rudyard Kipling :
âOh, East is East , and West is West, and Never the twain shall meet,
Till Earth and Sky stand presently at Godâs great Judgment Seat..â
Mais si Kipling , dans sa âBalade dâEst en Ouestâ , affiche la fiertĂ© dâ un conquĂ©rant colonial , J. Clair, dans une parole en forme de boomerang, exprime son inquiĂ©tude Ă lâĂ©gard des effets pervers du nĂ©ocolonialisme sur les cultures du Tiers Monde. Mais de lĂ oĂč il parle , de lĂ oĂč il dit ânousâ, son propos sâouvre sur un ambitieux projet culturel dont la finalitĂ© serait de prĂ©server lâ intĂ©gritĂ© culturelle de ceux du Tiers Monde comme celle des occidentaux :
Que chacun reste chez soi ! ( Comme ça le village de Colombey-les -deux-Eglises - cher au GĂ©nĂ©ral de Gaulle - nâaura pas deux mosquĂ©es!)
Cependant cette volontĂ© de prĂ©server lâintĂ©gritĂ© de lâart europĂ©en dâĂ©ventuelles profanations tiers-mondistes, semble arriver trop tard , car les artistes europĂ©ens ont beaucoup voyagĂ© âailleursâ que dans le monde occidental. Ils ont en quelque sorte suivi le mouvement de lâhistoire coloniale et nĂ©o coloniale. Ils ont voyagĂ© avec les troupes, ils ont dominĂ© avec les colonisateurs, ils ont vampirisĂ© avec les nĂ©o-colonisateurs , et maintenant ils se mĂ©tissent avec les Autres sous lâ oeil bienveillant des machines globalisantes. Qui peut leur jeter la pierre Ă ces braves gens ? Moi, bien entendu, en ma qualitĂ© de fils illĂ©gitime dâune tragique adultĂ©ration nĂ©o-coloniale du rĂȘve humanitaire, je peux jeter la pierre aux artistes europĂ©ens qui ont abusĂ© de ce privilĂšge coupable de ne pas ĂȘtre les victimes dans un monde partagĂ© entre victimes et bourreaux. Mais pour lâinstant, jeter la pierre aux artistes europĂ©ens nâest pas une prioritĂ©. La prioritĂ© est dâen faire des alliĂ©s dans le combat contre lâ exclusion et pour un partage plus Ă©quitable des biens de ce monde. Comment? Je ne sais pas encore mais je le saurais peut ĂȘtre en cherchant avec ces alliĂ©s rusĂ©s que sont les artistes.
Vouloir fermer les portes des musĂ©es, galeries et biennales du monde occidental aux artistes du Tiers Monde ne semble pas ĂȘtre la bonne solution non plus, puisquâils y sont dĂ©jĂ . Actuellement il nâ y a pas une mĂ©tropole occidentale qui se respecte, qui nâait pas son ou ses institutions musĂ©ales consacrĂ©es aux arts extra europĂ©ens. Dans un sens, les propos de Jean Clair ne servent donc quâĂ irriter les artistes qui se disent artistes du Tiers Monde et leurs protecteurs europĂ©ens. Mais au delĂ de la colĂšre des uns et des autres, les propos de Jean Clair posent le problĂšme de ces institutions âpseudo-gĂ©nĂ©reusesâ qui oeuvrent en faveur des artistes extra europĂ©ens.
En ce sens, les soupçons dâ abus moral nĂ©ocolonialiste que Jean Clair adresse aux institutions europĂ©ennes du patronage de lâart extra-europĂ©en semblent lĂ©gitimes. En effet, les propos de Jean Clair mettent en question le rĂŽle ambigĂŒe des mĂ©cĂšnes europĂ©ens de lâart contemporain extra-europĂ©en. Ces mĂ©cĂšnes qui se spĂ©cialisent dans des catĂ©gories de lâ art extra europĂ©en finissent par se dĂ©clarer âexpertsâ en la matiĂšre. Et comme ils sont liĂ©s entre eux, ils finissent par former un rĂ©seau de personnes qui se retrouvent rĂ©guliĂšrement, au cours de manifestations artistiques organisĂ©es ici et lĂ par des Etats ou par des institutions et des fondations privĂ©es. Cependant, si on prend lâexemple de lâart africain contemporain comme une raison dâĂȘtre de cet extraordinaire rĂ©seau de professionnels, on constate que cet art africain semble rester curieusement Ă©tranger non seulement aux Africains mais aussi au marchĂ© de lâ art international.
Lâart africain contemporain nâ est pas âcotĂ©â au mĂȘme marchĂ© de lâart que lâ art europĂ©en, bien que certains collectionneurs et certains commissaires dâ art ethnique y voient â le business de demainâ. Il serait aberrant de dire que l âart africain contemporain âĂ©chappeâ Ă la loi du marchĂ©, car rien nâ Ă©chappe Ă La Loi du monothéïsme marchand. Mais la complexitĂ© des liens entre les Africains et les EuropĂ©ens affecte de maniĂšre trĂšs particuliĂšre le type du marchĂ© que la sociĂ©tĂ© capitaliste contemporaine rĂ©serve Ă la production des artistes africains . JusquâĂ maintenant, lâEurope laisse aux artistes africains uneâ part de marchĂ© symboliqueâ, car lâ art africain reste pour les EuropĂ©ens le lieu de tous les phantasmes. On y dispose de la plus grande libertĂ© de refaire lâimage du monde, celle des Africains (les Ă©ternels âAutresâ ) et de soi-mĂȘme selon les humeurs et les circonstances .. L âart africain, selon Pierre Gaudibert, qui a organisĂ©, en septembre 1990, une exposition de 64 artistes sĂ©nĂ©galais contemporains Ă lâArche de La DĂ©fense, âest une grande rĂ©serve du sacrĂ©â et les artistes europĂ©ens, en manque de sacrĂ©, peuvent y â puiser leur forceâ. Mais lâart africain est aussi lâeldorado de tous les samaritains des cultures ( ethniques) en danger, Ă lâ image de Horst Schauer-Köller, un collectionneur allemand, qui a ouvert Ă Paris , en 1994, une galerie dâ art pour exposer la production des artistes arabes et africains . interviewĂ© par la revue Jeune Afrique(13 mars 94), il dĂ©clare: â(...)Je me suis pas mal promenĂ©, au Maghreb, en Afrique et (...) jâ ai vu le travail remarquable accompli par les artistes de ces pays. Je voulais montrer quâils ont la mĂȘme valeur que les artistes français, europĂ©ens ou amĂ©ricains. Certains font mĂȘme des choses beaucoup plus intĂ©ressantes , plus fortes (...) Et puis, je pense sincĂšrement quâils ont quelque chose Ă dire au monde occidental. Mais le public occidental, souvent, ne connait mĂȘme pas les plus cĂ©lĂšbres des artistes arabes et africains (...) Il mâa semblĂ© quâ il y avait lĂ , sinon une injustice, du moins une aberrationâ.
Pratiquement , il nây a pas un seul montreur dâ art africain qui ne soit animĂ© par un projet de â sauverâ les artistes africains. Mon projet prĂ©fĂ©rĂ© reste celui de Catherine M. dans le livre de C. Millet âLa vie sexuelle de Catherine M.â (p.11) : âParvenue Ă lâ Ăąge de frĂ©quenter le catĂ©chisme, jâai un jour demandĂ© un entretien au prĂȘtre. Le problĂšme quâ il fallait que je lui expose Ă©tait le suivant : je voulais devenir religieuse, â Ă©pouser Dieuâ et partir missionnaire dans une Afrique oĂč pullulaient les peuplades dĂ©munies, mais je souhaitais aussi avoir maris et enfants.Le prĂȘtre Ă©tait un homme laconique qui coupa court Ă lâentretien, jugeant ma prĂ©occupation prĂ©maturĂ©e.â
Dommage que Catherine M. ne soit pas venue nous sauver en Afrique comme elle a sauvĂ© lâArt Contemporain en France. Les prĂȘtres du nĂ©ocolonialisme nous ont envoyĂ© des professionnels de lâ artafricanisme qui voient lâAfrique comme une rĂ©serve dâartistes prĂȘts Ă se vendre pour parvenir Ă payer, en âmonnaie de sangâ noir, le prix de la survie dans le monde de lâ art europĂ©en.
La situation de la mise hors le marchĂ© rĂ©el que vivent les artistes africains pourrait lĂ©gitimer les soupçons de Jean Clair Ă propos de la nature du mĂ©cĂ©nat que les artistes extra-europĂ©ens subissent dans certaines institutions europĂ©ennes du patronage .Des institutions ârĂ©servesâ oĂč chaque catĂ©gorie ethnique a sa ou ses lieux dâ exposition, bien que, lors de certaines occasions , tous âces gens lĂ â se retrouvent dans un bloc uni en tant que lâ âautreâ de lâ Occident europĂ©en.
Dans les â rĂ©servesâ consacrĂ©es aux artistes africains, les crĂ©ateurs sont exposĂ©s notamment , voire uniquement, en leur qualitĂ© de personnes noires porteuses dâune Ăąme nĂ©gre et câ est peut ĂȘtre cela qui explique que des catĂ©gories politiques absurdes comme lâ Afrique Noire et lâ Afrique Blanche soient encore entretenues dans lâ esprit des montreurs de lâ art africain.
Tout au long de leur relation Ă lâ Afrique, les EuropĂ©ens ont Ă©laborĂ© un artisanat particulier de lâ exposition Ă lâ Ă©gard des produits de la culture africaine. Un artisanat dĂ©fini , dâ une part, par certains ethnologues qui se sont improvisĂ©s commissaires dâexposition, Ă une Ă©poque oĂč âlâ exposition dâ art â a Ă©voluĂ© en une discipline artistique Ă part entiĂšre et, dâ autre part, par une foule de trafiquants -incluant entre autres ,des commissaires dâ expositions (quâest ce quâun commissaire dâexposition?) - tous amateurs dâ ethnologie. Aujourdâhui, plus personne ne soupçonne l âethnologie dâune quelconque intention malveillante Ă lâ Ă©gard des peuples extra-europĂ©ens car, lâethnologie, ce cheval de Troie colonial, sâ est mĂ©tamorphosĂ©e, sur la scĂšne mĂ©diatique europĂ©enne, en une icĂŽne du Tiers-mondisme militant.
Cependant, si les ethnologues ont contribuĂ© Ă lâintroduction et au maintien de lâart africain sur la scĂšne artistique europĂ©enne, ils ont, en mĂȘme temps, marquĂ© cet art africain du sceau de lâ ethno- esthĂ©tisme. Les commissaires dâexpositions, ayant dĂ©couvert lâart africain dans le regard des ethnologues, ont donc dĂ©fini un espace dâexposition dans lequel la rĂ©fĂ©rence ethnologique est devenue systĂ©matique. Lâart qui vient de lâ Afrique a donc nĂ©cessitĂ© une nouvelle mise en scĂšne inspirĂ©e par lâ attitude ethnologique des commissaires europĂ©ens. Mais le lien entre lâart africain et lâethnologie montre que les europĂ©ens ont, depuis longtemps, choisi de voir lâAfrique Ă travers les reflets des vitrines des musĂ©es ethnographiques. Câest une ruse trĂšs habile parce que la vitrine du musĂ©e offre une certaine protection comme le cĂ©lĂšbre bouclier/miroir qui permit Ă PersĂ©e de voir le visage de MĂ©duse sans risquer dâĂȘtre changĂ© en pierre. Dans ce confort moral, les braves visiteurs des musĂ©es europĂ©ens ont pu voir de nombreuses MĂ©duses africaines, depuis que lâAfrique a trouvĂ© sa propre place dans la tradition europĂ©enne de lââinstallationâ musĂ©ographique . La mise en scĂšne des corps africains dans les musĂ©es europĂ©ens est une pratique qui sâest constituĂ©e entre les lieux de la science (les musĂ©es) et ceux du spectacle ( cirque et foires) ou mĂȘme dans des lieux intermĂ©diaires comme les zoos. Câest ainsi quâen 1895, le Jardin dâAcclimatation de Paris a exposĂ© des Africains âAchantisâ dans des cages. Quelques dĂ©cennies auparavant, en 1810, Saartje Baartman, jeune femme bochimane, dite âVĂ©nus Hottentoteâ, avait Ă©tĂ© envoyĂ©e Ă Londres pour y ĂȘtre montrĂ©e dans les amphithéùtres, les salons et les foires. A son arrivĂ©e en France âun dresseur dâ animaux lâintĂ©gra Ă son spectacle (...) Elle mourut en 1815 dâ une inflammation, Ă la suite de quoi ses organes sexuels furent dissĂ©quĂ©s. Ces derniers peuvent ĂȘtre vus, aujourdâhui encore, au MusĂ©e de lâHomme Ă Paris.â(4) Mais lâ histoire naturelle de la barbarie europĂ©enne en Afrique nâ a pas encore rĂ©vĂ©lĂ© toutes ses horreurs musĂ©ologiques :
LâAgence Associated Press a rapportĂ© le 30 juin 2000 que les autoritĂ©s espagnoles avaient dĂ©cidĂ© de renvoyer au Botswana, afin quâil y soit enterrĂ©, le corps empaillĂ© dâun homme africain qui Ă©tait exposĂ© depuis 1916 au MusĂ©e de la ville catalane de Banyoles Ce corps a Ă©tĂ© volĂ© de sa tombe en Botswana, au 19Ăšme siĂšcle, par un empailleur français appelĂ© Edouard Verraux, qui lâ a vendu au naturaliste espagnol Francisco de Darder, qui, Ă son tour, lâa intĂ©grĂ© dans la collection du MusĂ©e dâHistoire Naturelle de Banyoles.
La mise en scĂšne de la culture africaine chez les pionniers français de lâ ethnologie africaine ne peut pas Ă©chapper Ă son histoire nĂ©gro-nĂ©crologique. Un bon nĂšgre est un nĂšgre âempaillĂ©â y ferait Ă©cho Ă la tristement cĂ©lĂšbre phrase des racistes blancs qui ont peuplĂ© pendant longtemps les westerns hollywoodiens :â A good Indian is a dead Indian !â.
Dans la mĂȘme logique, pour contribuer au financement de la Mission ethnographique Dakar-Djibouti, mission officielle destinĂ©e Ă rapporter des renseignements ethnographiques sur les populations africaines, un gala de boxe fut organisĂ© au Cirque dâ Hiver de Paris le soir du 15 avril 1931. Al Brown, boxeur noir amĂ©ricain, âmit son titre en jeu pour que la terre de ses ancĂȘtres fut mieux connue, pour que ses âfrĂšres de couleurâ fussent mieux considĂ©rĂ©s. Le match - spectacle dâAl Brown, selon les termes de Jean Jamin, dans lâintroduction de lâouvrage Miroir de lâ Afrique de M. Leiris, Ă©tait appelĂ© âĂ mettre en scĂšne - en jeu plutĂŽt -le corps nĂšgre dans ses performances les plus physiques et , par dĂ©finition, les plus naturelles (...)Le soir du gala (...) quatre gardiens en uniforme du musĂ©e ethnographique du TrocadĂ©ro avaient Ă©tĂ© postĂ©s aux quatre coins du ring . Ainsi mis sous âsurveillanceâ, le Noir qui combattait ce soir-lĂ prĂ©figurait ces âobjets nĂšgresâ que , deux ans plus tard, la Mission rapporterait de la terre de ces ancĂȘtres et exposerait dans les galeries rĂ©novĂ©es du musĂ©e dâ ethnographie, dans la mĂȘme proximitĂ© du regard des gardiensâ(5).
Dans ce contexte, les artistes africains qui ont compris la nature de lâattente des mĂ©cĂšnes europĂ©ens de l âart africain, se sont mis au travail, avec acharnement et non sans Ă©lĂ©gance pour produire des objets extraordinaires dâun art africain europĂ©en sans risque. Mais cet art africain reste marquĂ© par le fait quâil nâa pas sa place dans le marchĂ© de lâart car il nâ est pas âplaçableâ dans les Ă©tablissements du marchĂ©. Il nâest pas cotĂ©, ses artistes ne sont pas rĂ©pertoriĂ©s dans des catĂ©gories bien dĂ©finies et les documents sur leur motivations et leurs conditions de travail sont peu disponibles, voire inexistants. Bref, beaucoup de travail documentaire et conceptuel reste Ă accomplir pour que les artistes africains puisse intĂ©grer le marchĂ© de lâ art .
Mais si les artistes africains nâ existent pas sur les vitrines du marchĂ© international de lâart, comment donc expliquer leur notoriĂ©tĂ© mĂ©diatique dans le paysage artistique europĂ©en ? Je pense que les artistes africains qui peuplent la scĂšne mĂ©diatique actuellement y sont convoquĂ©s par les mĂ©cĂšnes europĂ©ens, en tant que tĂ©moins de lâĂ©tat de la rĂ©flexion autour du thĂšme de lâ identitĂ© europĂ©enne. Mais pourquoi donc les EuropĂ©ens ont -ils besoin des artistes africains pour rĂ©flĂ©chir sur leur propre identitĂ© culturelle? Pourquoi les EuropĂ©ens, devant le miroir de fin du millĂ©naire, ont -ils besoin de porter le masque de lâ art africain pour regarder lâ Ă©tat de leur identitĂ©? Quelle sont ces aspects indĂ©sirables de la mutation identitaire europĂ©enne que le masque de lâart africain pourrait occulter? Pourquoi tant de mĂ©diatisation des inquiĂ©tudes europĂ©ennes sur le sort de lâ identitĂ© culturelle des Africains alors que les problĂšmes rĂ©els de survie africaine ou de sous dĂ©veloppement africain ne trouvent de la part des mĂ©dia europĂ©ens quâune indiffĂ©rence totale?
Je pense que la culture europĂ©enne ne sâest jamais montrĂ©e aussi prĂ©occupĂ©e par la problĂ©matique de lâidentitĂ© culturelle. Peut ĂȘtre parce que les EuropĂ©ens vivent aujourdâhui lâeffondrement de nombreux repĂšres culturels sur lesquels ils avaient construit lâimage glorieuse quâils ont dâeux mĂȘme depuis le Moyen Age.
Je pense que ce sujet de lâ identitĂ© semble justifier la majoritĂ© des manifestations artistiques europĂ©ennes de ces dix derniĂšres annĂ©es sur le thĂšme de la confrontation, du dialogue et du mĂ©tissage entre les identitĂ©s des uns et des âautresâ. Et si Jean Clair, en tant que directeur de lâexposition centrale de la Biennale de Venise de 1995 , construit son exposition, exclusivement europĂ©enne, sur le thĂšme â IdentitĂ e alteritĂ â (IdentitĂ© et altĂ©ritĂ© : une BrĂšve histoire du corps humain Ă travers le siĂšcle) , câest peut ĂȘtre parce que lâ art est devenu lâun des rares lieux oĂč les EuropĂ©ens peuvent encore sâinterroger sur la validitĂ© dâ une identitĂ© communautaire. Je pense que le thĂšme de lâexposition de Jean Clair sâ inscrit Ă©galement dans lâ inquiĂ©tude identitaire que les EuropĂ©ens ont, pendant des dĂ©cennies, projetĂ© sur les Africains. Aujourdâhui, la majoritĂ© des expositions europĂ©ennes sur lâ art africain se dĂ©finit directement ou indirectement par rapport au thĂšme de lâ identitĂ©. Or dans lâĂ©tat actuel de la crise identitaire europĂ©enne, les Africains semblent ĂȘtre plus aptes Ă porter le fardeau des Ăąmes blanches menacĂ©es par une Ă©trange Ă©pidĂ©mie de mutation existentielle.
Ainsi pour se prĂ©server en tant que telle, lâidentitĂ© europĂ©enne convoque son â autreâ, son âautre mĂȘmeâ, quâ elle sâ est fabriquĂ© de toutes piĂšces Ă partir de sa vision historique. Cette image europĂ©enne de âlâ autreâ dont les artistes nĂšgres semblent ĂȘtre naturellement dĂ©positaires, sâimpose davantage lorsque les EuropĂ©ens prennent conscience que les frontiĂšres entre eux et les autres nâ existent plus, que leur identitĂ© europĂ©enne nâ existe que dans lâ imaginaire musĂ©ographique et que ce vieux privilĂšge de dĂ©signer â lâ autreâ est caduc dans un monde oĂč on ne peut ĂȘtre que â lâ autreâ de quelquâ un dâ autre. âLâ autreâ, tel que lâ âartafricanismeâ europĂ©en le façonne est une ambiguĂŻtĂ© conceptuelle qui permet aux EuropĂ©ens dâ ĂȘtre Ă la citĂ© europĂ©enne et de se voir marcher dans la brousse africaine en mĂȘme temps. Cette aberration conceptuelle semble ĂȘtre la seule rĂ©ponse que les EuropĂ©ens ont fournie, depuis des dĂ©cennies Ă la question de lâart et de la culture des Africains. Ce nâest pas une bonne rĂ©ponse, car, dâ une part, elle empĂȘche les EuropĂ©ens de voir les Africains dans leur complexitĂ© rĂ©elle mais, dâ autre part, elle offre aux EuropĂ©ens un miroir dĂ©formant pour se voir dans leur âautreâ africain .
Je pense quâen tant quâ Africains, nous avons grand intĂ©rĂȘt Ă ce que nos alliĂ©s, parmi les EuropĂ©ens, aient un regard juste sur eux-mĂȘme comme sur nous. Sinon, notre alliance, qui est une nĂ©cessitĂ© de survie pour nous tous, sera minĂ©e par les malentendus.
Les objets de lâ art africain contemporain trouvent donc unâ placementâ de choix dans les institutions de lâ ethno- esthĂ©tisme, comme les musĂ©es ethnographiques , les centres dâ Ă©tudes africaines, les galeries spĂ©cialisĂ©es dans lâ art extra-europĂ©en et les manifestations pĂ©riodiques et autres festivals consacrĂ©s Ă la cĂ©lĂ©bration de lâart africain. Aujourdâhui ,tous les pays europĂ©ens sont dotĂ©s de ces machines de guerre ethniques qui sâ avĂšrent dâ une redoutable efficacitĂ© ,car, sous leur camouflage culturel, elles contribuent Ă la restauration de cette vieille Ă©chelle de valeur selon laquelle les ĂȘtres humains sont classables entre les deux infinitĂ©s du barbare et du civilisĂ©. Ainsi la dĂ©marche ethnographique qui consiste Ă chercher les autres , Ă les dĂ©couvrir, les comprendre et les expliquer aux siens , cette dĂ©marche , en apparence innocente, ne se fait jamais dans la neutralitĂ© scientifique car elle sâ inscrit inĂ©vitablement dans le rapport de force entre les forts et les faibles .Son utilitĂ© premiĂšre- pour les forts- est dâ intĂ©grer les faibles dans le monothĂ©isme du marchĂ© capitaliste de maniĂšre dĂ©finitive. Bien entendu il ne sâ agit pas de condamner lâ ethnologie africanisante en tant que discipline, simplement parce que les nĂ©o-colonisateurs bĂ©nĂ©ficient de ses trouvailles. Le jour viendra oĂč les africains en bĂ©nĂ©ficieront pour la reconstruction dâ une nouvelle sociĂ©tĂ© africaine.Mais il sâ agit ici dâ Ă©claircir la face sombre de lâ ethnologie africaine, lĂ oĂč de nombreux nĂ©grologues europĂ©ens de lâ art semblent trouver refuge, loin de lâinsoutenable modernitĂ© nĂ©ocoloniale du continent africain. Jâ entends par â modernitĂ© nĂ©o-colonialeâ cette modernitĂ© faite, dans le sous-dĂ©veloppement lâendettement, les famines , les guerres dites ethniques ( entre lâ ethnie Elf et lâ ethnie Shell par exemple!) et lâ artafricanisme aussi. .
Jâ emploie le terme dââartafricanismeâ pour dĂ©signer un certain art africain contemporain fabriquĂ©, et instrumentalisĂ© par les instances politiques europĂ©ennes et africaines dans le cadre des rivalitĂ©s Ă©conomiques et politiques qui animent les relations afro-europĂ©ennes depuis lâ Ă©poque coloniale. Cet art africain contemporain est le produit naturel dâ une dynamique culturelle artificielle. Dynamique créée par les montreurs des cultures extra-europĂ©ennes en Europe et en AmĂ©rique.
Cette dynamique Ă visage humanitaire, a favorisĂ© le dĂ©veloppement dâun discours gĂ©nĂ©rique ethno-esthĂ©tique qui sâadapte facilement Ă toute les variations particuliĂšres de lâart extra-europĂ©en. Dans cette littĂ©rature se dessine une pensĂ©e faite Ă partir du dĂ©tournement des trouvailles de lâethnologie sur le thĂšme dâune identitĂ© communautaire qui transcende le temps et lâ espace. LâĂ©laboration dâun cadre thĂ©orique pour les agissements ethno-esthĂ©tiques a souvent Ă©tĂ© motivĂ©e par une demande pressante des institutions politiques et/ou par celles du marchĂ©. Ainsi les grandes manifestations fondatrices de lâart africain contemporain, ont souvent Ă©tĂ© soutenues par des Etats europĂ©ens et amĂ©ricains impliquĂ©s, directement ou indirectement , dans les conflits africains de la guerre froide. Des institutions historiques comme celles de lâ art moderne en Afrique ne pourraient exister sans les efforts des Ă©tats europĂ©ens. Les exemples sont nombreux. Ainsi, lesâCentres dâ Art Africainâ créés par le peintre amateur belge Pierre Lods Ă Brazzaville et ensuite Ă Dakar (1961), ont Ă©tĂ© soutenus par lâInstitut Francais dâAfrique Noire (IFAN) . LâIFAN a Ă©galement créé le musĂ©e dâ art africain Ă Abidjan. Frank McEwen, collectionneur et administrateur colonial occupait le poste de directeur de la National Gallery en RhodĂ©sie de 1956 Ă 1973. Pour lâexposition inaugurale de la galerie nationale, honorĂ©e par la Reine dâAngleterre, McEwen a fait venir des oeuvres europĂ©ennes âde Rembrandt Ă Picassoâ. Dans une section de lâ exposition, il a accrochĂ© cĂŽte Ă cĂŽte des oeuvres dâ artistes modernistes europĂ©ens et des sculptures africaines ( voir E. Court in Seven Stories About Modern Art In Africa, catalogue dâexposition, Whitechapel Art Gallery , London 1995, p. 298). Pendant les annĂ©es soixante, de nombreux centres dâ art ouverts au public selon le modĂšle de âMbari clubâ ont Ă©tĂ© inaugurĂ©s Ă Ibadan, Lagos et dâ autres villes de Nigeria. Ces centre de crĂ©ation artistique ont, en majoritĂ© Ă©tĂ© financĂ©s par les USA ( probablement par la CIA)( voir E. Court, Seven Stories..).
De mĂȘme, lâart africain nâ est pas restĂ© neutre dans les conflits entre les pays africains. Câest ainsi quâen 1976, au Festival de Culture Africaine (FESTAC) de Lagos au NigĂ©ria, une dispute entres les dĂ©lĂ©gations , notamment sĂ©nĂ©galaise et nigĂ©rienne , Ă propos du nom du festival sâest inscrite sur fond dâun bras de fer entre la France et ses concurrents anglo-saxons en Afrique, pendant le conflit du Biafra.( Voir F.X. Verschave, La France Afrique, Stock, 1999, p. 137).
Aujourdâhui, que cela soit en Afrique ou en Europe, toute manifestation artistique internationale( Expositions , Biennales ou Festivals) sur la culture africaine ne peut avoir lieu sans le soutien âmassifâ des pays europĂ©ens. Dans ce contexte ,les montreurs europĂ©ens de lâart africain ont fini par crĂ©er un type dâart africain, lââartafricanismeâ, dans lequel certains artistes africains ont trouvĂ© un moyen de montrer leur production artistique en dehors de lâAfrique. Cette pratique de production esthĂ©tique initiĂ©e par des instigateurs europĂ©ens Ă©tait destinĂ©e Ă restaurer lâauthenticitĂ© de lâ identitĂ© culturelle africaine. EnfermĂ©s dans des lieux quâils ont inventĂ©s, les montreurs de lâart africain sont naturellement plus accueillants Ă lâ Ă©gard des artistes africains qui revendiquent le type dâ authenticitĂ© africaine conforme Ă ces lieux. Lâennui avec ces montreurs de lâartafricanisme, aussi bien en Europe quâen Afrique, câest que ces artisans de lâexposition sont souvent trop intĂ©grĂ©s dans des institutions politiques ou dans celles du marchĂ© pour prĂ©tendre Ă lâinnocence et Ă la neutralitĂ© scientifique des ethnologues. Mais qui a besoin de lâinnocence des ethnologues quand les enjeux sont dâ une importance aussi remarquable que ceux qui animent les conflits actuels en Afrique? Dans lâ Ă©tat actuel des choses, je pense que, si un jour une certaine ethnologie âĂ©thiqueâ(?) commence Ă entraver le business politique qui a engendrĂ© lâartafricanisme, les businessmen du nĂ©o-colonialisme sont assez puissants pour rĂ©inventer leur propre ethnologie ( si ce nâest pas dĂ©jĂ en cours!).
AprĂšs tout, pourquoi suppose-t-on que les ethnologues sont plus ârĂ©sistantsâque les commissaires dâ expositions ? Et si les EuropĂ©ens ne veulent ou ne peuvent sortir des schĂ©mas coupables - mais rentables ! - de lâ artafricanisme, que faire donc pour que les Africains puissent penser lâart et la culture en relation avec les rĂ©alitĂ©s de lâ Afrique?
Les rĂ©ponses Ă ces questions se trouvent plutĂŽt sur le terrain de la gĂ©opolitique que sur celui de lâ art, en tout cas pas sur celui de lâ artafricanisme qui nâ est quâune machine de guerre ethnique que le nĂ©ocolonialisme a hĂ©ritĂ© du colonialisme, une machine parmi dâautres..Et si une partie des artistes africains a , pour des raisons de survie, adhĂ©rĂ© Ă lâartafricanisme des EuropĂ©ens, les consĂ©quences de cette adhĂ©sion restent superficielles dans la conscience artistique des sociĂ©tĂ©s africaines. Certes, cette adhĂ©sion ne peut en aucun cas empĂȘcher ces artistes âafricanisantsâ de prĂ©tendre Ă lâafricanitĂ© de leur art. Tous les goĂ»ts sont dans la culture africaine. Ceci Ă©tant dit, lâartafricanisme des artistes africains est vu du cotĂ© du continent africain comme une affaire qui concerne les EuropĂ©ens. En effet, ses centres de mĂ©cĂ©nat les plus efficaces sont europĂ©ens, ses manifestations les plus importantes se dĂ©roulent en Europe, ses publications et ses dĂ©bats sâadressent au public europĂ©en tandis que ses figures emblĂ©matiques , ses âvedettesâ, sont mieux connues dans les pays europĂ©ens que dans leurs propres pays .En Europe et en AmĂ©rique, les artistes africains sont accueillis, notamment- voire exclusivement - en tant que nĂšgres porteurs de lumiĂšre noireâ dans les institutions europĂ©ennes de lâ ethno-esthĂ©tique telles que the African American Institut de NewYork, the National Museum of African Art de Washington, the Commonwealth Institute de Londres, Iwalewa Haus de Bayreuth, Haus der Culturen der Welt de Berlin...etc
Un parcours rapide des programmes des expositions de ces institutions, durant les deux derniĂšres dĂ©cennies, pourrait confirmer le sens de mon propos sur lâexclusivitĂ© nĂ©grologique de ces temple de lâ artafricanisme. Depuis une dĂ©cennie, grĂące aux festivitĂ©s ponctuelles, les lieux europĂ©ens de cĂ©lĂ©bration de lâ artafricanisme abondent et dĂ©passent mĂȘme le cadre des institutions ethnologiques universitaires et musĂ©ales. Ils semblent devenir plus diversifiĂ©s et plus populaires . Si on prend lâexemple de la France, on constate facilement quâun nombre croissant de villes française rende un hommage pĂ©riodique Ă lâart africain, Ă travers la forme du festival . De mĂȘme, le MusĂ©e de lâHomme a depuis deux dĂ©cennies passĂ© la main Ă dâ autres institutions plus dynamiques comme lâ Association Française dâAction Artistique ( Afrique en CrĂ©ation) au MinistĂšre des Affaires EtrangĂšres ou Le MusĂ©e National des Arts dâAfrique et dâ OcĂ©anie de Paris (dirigĂ© par Jean Hubert Martin, cĂ©lĂšbre pour avoir organisĂ© lâ exposition âMagiciens de la Terre en 1989). Ces machines sont tellement bien rodĂ©es quâelles sont maintenant aptes Ă gĂ©rer de grandes manifestations artistiques du genre Biennales, CongrĂ©s ou Festivals, non seulement en France , mais partout dans le (Tiers) Monde oĂč leur service est sollicitĂ© .
Ainsi, en 1997, Cheri Samba, lâartiste congolais a Ă©tĂ© invitĂ© Ă exposer ses peintures - dites ânaĂŻvesâ- au MusĂ©e National des Arts dâ Afrique et dâ OcĂ©anie. Mais Samba sâest rĂ©vĂ©lĂ© inspirĂ© quant il a pointĂ© ânaĂŻvementâ la dĂ©rive âApartheidâ de lâ Artafricanisme des institutions musĂ©ographiques en France. InterrogĂ© par Le Monde (10/8/97) au sujet de son exposition au MusĂ©e National des Arts dâAfrique et dâ OcĂ©anie, il rĂ©pondit :
âLe MusĂ©e National des Arts dâ Afrique et dâ OcĂ©anie, câest trĂšs bien. Mais pourquoi ne suis-je pas invitĂ© au MusĂ©e dâArt Moderne ? Le MusĂ©e dâ Art Moderne serait-il raciste?â
Bien entendu â racisteâ nâest â naĂŻvementâ pas le bon mot, nĂ©anmoins le MusĂ©e dâArt Moderne demeure âracisteâ comme tous les autres musĂ©es, y compris les musĂ©es des arts africains et ocĂ©aniens qui se montrent peu intĂ©ressĂ©s par lâart des artistes blancs europĂ©ens. Par son insolence naĂŻve Cheri Samba se pose en passerelle scandaleuse entre les deux extrĂšmes de lâ artafricanisme français : dâ un cĂŽtĂ©, Jean Clair, en sĂ©vĂšre gardien dâune fragile utopie europĂ©enne piĂ©gĂ©e par ses vieilles querelles dâimages saintes , de lâ autre, Jean Hubert Martin, en NoĂ© rusĂ© qui, face Ă la menace du dĂ©luge capitaliste globalisant , tente dâ intĂ©grer toutes les identitĂ©s culturelles dans lâ Arche de lâOccident qui serait lâincarnation du rĂȘve dâune utopie humanitaire sans frontiĂšres : Le paradis des cultures !
Les passeurs ambigĂŒes
Opposer ainsi J. Clair Ă J. H. Martin- bien quâils soient tous deux sortis du manteau de Michel Leiris, grand esprit de lâethnologie anticolonialiste- permet dâ Ă©tablir une cartographie des ambiguĂŻtĂ©s conceptuelles qui lient lâart des Africains Ă ce que les EuropĂ©ens nomment lâArt. Si je dis â les EuropĂ©ensâ alors quâil est question de deux personnalitĂ©s francaises, câest que lâ image du courant dominant de cet art africain semble ĂȘtre forgĂ©e par des institutions francaises depuis lâĂ©poque de la colonisation. Bien entendu la situation est complexe, mais Ă travers sa complexitĂ©, lâart africain, en tant quâ invention europĂ©enne, a su garder cette particularitĂ© dĂ©rangeante dâĂȘtre aussi une machine dâ exclusion qui fascine ceux qui pratiquent lâ exclusion tout comme ceux qui la subissent . Du cĂŽtĂ© de J. Clair qui semble jouer le rĂŽle de gardien de lâ identitĂ© europĂ©enne de lâ art, les choses sont simples Ă qui souhaite les simplifier :
Les extra-européens sont différents. Ils sont étrangers à notre conception esthétique et ne comprennent pas ce que nous faisons depuis des siÚcles. Si on les laisse pénétrer dans notre culture européenne, ils pourraient nous nuire tout comme ils pourraient porter atteinte à leur propre intégrité culturelle. En conséquence, restaurons nos remparts et multiplions les contrÎles aux frontiÚres culturelles entre notre monde et les leurs !
Dans cette logique, J.Clair ne se contente pas de donner des conseils sur ce quâil convient de faire mais il sâ engage activement dans le dĂ©bat en cours autour de lâidentitĂ© culturelle. DĂ©bat dans lequel il se trouve un adversaire âde tailleâ en la personne de Jean-Hubert Martin. Mi-ethnologue et mi-commissaire dâ exposition, J.H. Martin se pose comme lâopposant complĂ©mentaire de J Clair sur la scĂšne artistique europĂ©enne. Dans sa prĂ©face du catalogue de lâ exposition âMagiciens de la Terreâ, J.H. Martin dĂ©finit le dĂ©bat - Ă lâ intention de Jean Clair probablement- comme une rĂ©flexion sur lâ identitĂ© dâ un art europĂ©en destinĂ© Ă intĂ©grer les arts des sociĂ©tĂ©s extra-europĂ©ennes. Lâ accent polĂ©mique de son propos de mandataire culturel officiel devrait rassurer certaines instances du pouvoir politique peu sensibles Ă la chose artistique :
â (...)L â idĂ©e communĂ©ment admise quâ il nâ y a de crĂ©ation en arts plastiques que dans le monde occidental ou fortement occidentalisĂ© est Ă mettre au compte des survivances de lâ arrogance de notre culture. Sans parler de ceux qui pensent toujours que, parce que nous possĂ©dons une technologie, notre culture est supĂ©rieure aux autres; mĂȘme ceux qui dĂ©clarent sans ambage quâ il nâ y a pas de diffĂ©rence entre les cultures, ont souvent bien du mal Ă accepter que des oeuvres venues du Tiers-Monde puissent ĂȘtre mises sur un pied dâ Ă©galitĂ© avec celles de nos avant-gardes . La rĂ©sistance sâ avĂšre ici beaucoup plus forte que dans les autres domaines culturels: musique , théùtre, spectacles et littĂ©rature.â (6) .
Dans une complĂ©mentaritĂ© critique oĂč lâ Europe est assimilĂ©e Ă lâ Occident, J.H. Martin et J. Clair contribuent , chacun Ă leur maniĂšre, Ă mieux restaurer la ligne de frontiĂšre entre les cultures europĂ©ennes et extra-europĂ©ennes , entre le monde dĂ©veloppĂ© (civilisĂ©) et le monde sous-dĂ©veloppĂ© ( barbare).
Mais, de son cĂŽtĂ©, J. Clair, dans le rĂŽle dâEuropĂ©en propriĂ©taire de lâunivers, renforce les frontiĂšres existantes en excluant les deux tiers de lâ humanitĂ© hors de la tradition culturelle europĂ©enne. Mais cette exclusion est impossible dans le monde actuel dans lequel la tradition culturelle europĂ©enne, par le biais du marchĂ©, a imposĂ© ses repĂšres dans lâ espace et dans le temps de tous ceux qui participent Ă la culture du marchĂ©. Que nous soyons africains, asiatiques ou europĂ©ens, nous nous nourrissons tous de la mĂȘme tradition culturelle, celle du marchĂ© capitaliste. Jean Clair qui sait que ses contemporains algĂ©riens ou afghans sont dĂ©sormais inexpulsables de la tradition culturelle europĂ©enne, ne peut donc prĂ©server lâ identitĂ© esthĂ©tique europĂ©enne que lorsque cette identitĂ© est projetĂ©e dans un passĂ© prĂ©-capitaliste. Epoque oĂč il existait encore des frontiĂšres entre les cultures, Ă©poque oĂč lâEurope existait en tant quâentitĂ© distincte capable de se voir toute entiĂšre dans le miroir des autres et de se demander: comment peut-on ne pas ĂȘtre europĂ©en ? Dans cette logique lĂ , J. Clair est capable de dĂ©noncer (Ă juste titre dâ ailleurs!) les ravages du nĂ©ocolonialisme dans les cultures extra-europĂ©ennes- assimilĂ©es Ă des cultures prĂ©-capitalistes- tout en se positionnant comme le gardien suprĂȘme de la culture europĂ©enne.
Du cĂŽtĂ© de J.H. Martin, la frontiĂšre de la culture europĂ©enne est dessinĂ©e en creux et J.H. Martin renforce les frontiĂšres des autres. Selon lui les extra-europĂ©ens existent en tant quâĂ©gaux comparables et opposĂ©s aux EuropĂ©ens. Ils sont capables du regard inverse, ils peuvent â renverser la vapeur â - selon lâ expression ambigĂŒe qui a servi de slogan Ă la premiĂšre Biennale de lâ Afrique du Sud dâaprĂšs lâ apartheid.La logique de J.H. Martin, qui nâ est pas moins alambiquĂ©e que celle de J. Clair, consiste Ă âethniciserâ la culture europĂ©enne au mĂȘme titre que les autres cultures, de maniĂšre Ă dĂ©velopper une sorte dâunitĂ© globale entre les diversitĂ©s ethniques et culturelles du monde, toutes lĂ©gitimisĂ©es par leur capacitĂ© ou par leur dĂ©sir, de sâ intĂ©grer dans lâutopie europĂ©enne, qui- en sa qualitĂ© dâ initiatrice du projet -revendique le monopole de sa gestion.
Ethniciser lâ Europe par le biais du regard inversĂ© est un souhait pathĂ©tique formulĂ© par Michel Leiris , pĂšre illĂ©gitime de lâ artafricanisme, pour remĂ©dier Ă cette coupable posture de lâ ethnologue missionnĂ© par les instances du marchĂ© : â.. câ est de lâ Etat que nous tenons nos missions, nous sommes fondĂ©s moins que quiconque Ă nous laver les mains de la politique poursuivie par lâ Etat et par ses reprĂ©sentants Ă lâ Ă©gard de ces sociĂ©tĂ©s choisies par nous comme champ dâ Ă©tude .. â (7)
Cependant, J. H. Martin , nous le verrons , ne marche pas tout-Ă -fait dans les pas du grand maitre de lâ artafricanisme. Si lâ on ne prĂȘte pas attention Ă son aspiration humanitaire, lâidĂ©e de Michel Leiris Ă©tait aussi subversive que naĂŻve, dans sa rĂ©flexion sur le rapport de lâ ethnographie au colonialisme. (8) Leiris lance cette idĂ©e âsurrĂ©alisteâ qui rĂ©cuse le principe mĂȘme de lâ ethnographie comme discipline colonialiste :
âSi lâ on regarde lâ ethnographie comme une des sciences qui doivent contribuer Ă lâĂ©laboration dâ un vĂ©ritable humanisme, il est Ă coup sĂ»r regrettable quâ elle soit restĂ©e, en quelque maniĂšre, unilatĂ©rale. Je veux dire par lĂ que, sâil y a bien une ethnographie faite par des occidentaux Ă©tudiant les cultures des autres peuples, lâ inverse nâexiste pas. (...) Du point de vue de la connaissance il y a lĂ (...)une sorte de dĂ©sĂ©quilibre qui fausse la perspective et contribue Ă nous assurer dans notre orgueil, notre civilisation se trouvant ainsi hors de portĂ©e de lâ examen des sociĂ©tĂ©s quâelle a , elle, Ă sa portĂ©e pour les examinerâ(9).
Il sâagit pour M. Leiris dâ une rĂ©paration qui touche Ă lâ efficacitĂ© mĂ©thodologique de la science ainsi quâ Ă lâ humanitĂ© des hommes .Câest donc dâun partage dâ ethnologie que M. Leiris parle lorsquâen 1950, Ă lâ Association des Travailleurs Scientifiques( section des sciences humaines) il prononce son discours âLâ ethnographie devant le Colonialismeâ.
Mais ce partage,, qui consiste Ă â former dans les pays colonisĂ©s des ethnographes du cru qui seraient Ă mĂȘme de venir chez nous en mission pour faire lâ Ă©tude de nos façons de vivreâ, reste minĂ© par le rapport de force entre nations colonisatrices et nations colonisĂ©es.âPuisque - comme lâ exprime M. Leiris- ces chercheurs travailleraient dâaprĂšs les mĂ©thodes que nous leur aurions enseignĂ©es et que ce serait, par consĂ©quent, une ethnographie encore fortement marquĂ©e de notre griffe qui serait ainsi constituĂ©eâ (10) .
Que faire ? Faut-il abandonner lâ ethnologie pour sauver les Africains? Non, Leiris est plus ambitieux , il compte sauver les Africains par lâ ethnologie, peut ĂȘtre parce quâil sait que les Africains eux-mĂȘmes nâauraient aucune chance dâexister dans la conscience europĂ©enne sans le faire- valoir ethnologique. Cette perspective de rejeter lâethnologie semble effrayer tout le monde. Dâune part , elle effraie les ethnologues europĂ©ens et les instances qui les ont missionnĂ©s car elle les situe dans lâ angle aveugle de lâ image dâune Afrique forgĂ©e dans les zones sombres de lâ humanitĂ© europĂ©enne. Dâ autre part, elle effraie tous les Africains qui ont appris Ă voir le continent dans le regard europĂ©en. Et comme personne nâ envisage lâ abandon dâune image immĂ©diatement utile de lâ Afrique âethnicisĂ©eâ, M. Leiris , en sa qualitĂ© de missionnĂ© humanisant, se charge de trouver une sortie Ă ce dilemme colonialiste. Il tente de le faire sans abuser de lâ intĂ©gritĂ© morale des hommes qui se regardent , chacun dans le miroir de lâautre, et sans casser la prĂ©cieuse machine ethnologique que les instances du marchĂ© lui ont confiĂ©e en guise de cadeau empoisonnĂ©. Je pense que cette mission lĂ est sans doute la plus difficille que M. Leiris ait jamais tentĂ© dâ accomplir. Ainsi M. Leiris suppose que â la formation d â un nombre suffisant de colonisĂ©s ethnographes (...) serait utile en ce sens au moins que les colonisĂ©s, tout en se dĂ©tachant de leurs coutumes ( ainsi quâ il est inĂ©vitable ), en garderaient , peut-on croire, un souvenir plus vivant puisque ce seraient des Ă©tudes effectuĂ©es par les leurs â(11) . Donc, Ă dĂ©faut dâethnologues colonisĂ©s pour Ă©tudier les sociĂ©tĂ©s europĂ©ennes , M. Leiris prĂ©coniserait de lâ ethnologie indigĂšne Ă usage local, peu importe que ces ethnologues soient âmarquĂ©s â de ce que M. Leiris, quelques lignes plus haut, a appelĂ© ânotre griffeâ, DĂ©sormais les ethnologues europĂ©ens pourront faire leur cuisine entre europĂ©ens tandis que les ethnologues du Tiers Monde( armĂ©s des griffes europĂ©ennes) feront la leur entre eux, et que chacun reste chez soit selon le souhait de Jean Clair.
Ainsi Michel Leiris serait une passerelle secrĂšte que Jean Clair pourrait emprunter vers Jean Hubert Martin et vice versa chaque fois que lâ Europe se trouve menacĂ©e par les autres .Car quand il faut compatir avec les damnĂ©s de la terre , il nây a pas mieux que dâ agiter le concept de âPartageâ avec les magiciens de la mĂȘme terre, et J.H. Martin fait cela avec beaucoup de maitrise dans une France qui surveille jalousement ses intĂ©rĂȘts dans son Tiers Monde africain. Mais quand il faut restaurer lâidentitĂ© europĂ©enne, dans une Italie, qui nâa rien Ă perdre dans les pays du Tiers Monde , et tout Ă gagner en Europe, les Italiens trouvent chez le français Jean Clair, le premier directeur non italien de la Biennale de Venise, le meilleur dĂ©fenseur dâune identitĂ© culturelle europĂ©enne fondĂ©e sur un glorieux passĂ© artistique italien. Ă un moment oĂč les peuples du Tiers Monde (les AlgĂ©riens ou les Afghans) font figure de barbares capables de dĂ©truire les trĂ©sors de la civilisation europĂ©enne.
Un demi siĂšcle sâest Ă©coulĂ© depuis que Michel Leiris a lancĂ© ses âvoeux pieuxâ pour un âpartage dâ ethnologieâ, mais les ethnologues africains nâarrivent toujours pas Ă rĂ©inventer lâethnologie Ă la mesure de leurs sociĂ©tĂ©s dans le sens de la dĂ©mocratisation et du dĂ©veloppement Ă©conomique autonome. Peut ĂȘtre parce que la pratique ethnologique nâ est pas envisageable en dehors de lâ intĂ©rĂȘtâ dâun marchĂ© que les Africains ne contrĂŽlent pas! âLâintĂ©rĂȘtâ! Michel Leiris connaissait ce mot clĂ© du sous-dĂ©veloppement africain depuis longtemps. Il savait que lâ ethnologie nâĂ©chappe pas Ă lâintĂ©rĂȘt du marchĂ©. Il savait que les chances de voir sâĂ©laborer une ethnologie humaine sont ânullesâ de mĂȘme que la tentative de salut individuel des ethnologues est pĂ©rilleuse. Il savait que lâethnologue qui âmarque ouvertement une solidaritĂ© entiĂšre avec lâ objet de son Ă©tude (...) court dans de nombreux cas le risque pur et simple de se voir privĂ© de la possibilitĂ© mĂȘme dâeffectuer ses missionsâ(12).Devant de tels risques, le mĂ©tier dâethnologue sâĂ©lĂšve au rang dâ une guĂ©rilla oĂč seuls les esprits vouĂ©s au martyre peuvent sâengager ! Cependant M. Leiris nâ Ă©tait pas le Che Guevara de lâ ethnologie. On ne peut pas non plus le rĂ©sumer par une simple mĂ©taphore deâ passerelleâ Ă lâusage des commis du commerce international , car par son intelligence, sa finesse dâesprit , son souci de justice sociale, tout comme par ses ambiguĂŻtĂ©s dâ ethnologue africanisant, il sâĂ©rige en un monument du malentendu dans lâ improbable dialogue entre les EuropĂ©ens et âleursâ Africains , voire entre certains Africains â Ă©voluĂ©sâ et les leurs. Michel Leiris savait que les Africains ont mutĂ© de maniĂšre irrĂ©versible vers la civilisation occidentale du marchĂ©. Il Ă©tait le tĂ©moin le plus prĂ©cieux de cette horrible âĂ©ducationâ que lâ Europe a infligĂ©e aux africains pour quâ ils intĂšgrent la discipline du marchĂ©. Son carnet de voyage Ă travers âLâAfrique FantĂŽmeâ est une extraordinaire chronique de lâ horreur ordinaire aux temps des colonies , mais il ne manque pas aussi de soulever des questions sur les motivations de ce poĂšte surrĂ©aliste, amateur du jazz et ami de tous les grands de lâ art moderne ( Max Jacob, Dubuffet, Masson, Miro, Tzara, Picasso... etc.). Comment peut -on vouloir ĂȘtre ethnologue dans une telle galĂšre? Car, en sâ inscrivant au cours de lâInstitut dâ Ethnologie de lâ UniversitĂ© de Paris, dĂšs son retour de la Mission Dakar-Djibouti, en 1933, Leiris sâ engage dĂ©finitivement dans lâ impasse ethnique. DĂ©sormais, il dĂ©pensera beaucoup de temps et dâĂ©nĂ©rgie Ă vouloir rĂ©parer et humaniser la science ethnologique mĂȘme si cela lâamĂšne Ă favoriser lâ issue de la lutte armĂ©e pour la libĂ©ration des peuples opprimĂ©s. âSi lâ ethnographe opĂšre peut-ĂȘtre, du cĂŽtĂ© colonial, son sabordage en voulant parler trop franc, Ă vouloir prĂȘter son concours Ă©clairĂ© aux peuples actuellement en lutte pour leur affranchissement il ne ferait peut-ĂȘtre, du cĂŽtĂ© du colonisĂ©, que jouer les mouches du coche, car la libĂ©ration matĂ©rielle -condition prĂ©alable Ă toute poursuite de vocation - ne peut sâobtenir que par des moyens plus violents et plus immĂ©diats que ceux dont , en tant que tels, disposent les savants.â(13) Entre le moment oĂč lâ ethnologue gifle son â boy âsoudanais , en 1932 (14), et le moment oĂč il annonce la mort en sursis de lâ ethnologie devant le colonialisme, en 1950, Leiris accomplit une mutation catĂ©gorique pour pouvoir dĂ©fendre, en 1960, le droit des ethnologues en tant quâ âavocat dĂ©signĂ©â des populations colonisĂ©es, devant un conseil de discipline du CNRS. Instance officielle qui lui reprochait dâ avoir signĂ© âle manifeste des 121â( DĂ©claration sur le droit Ă lâinsoumission dans la guerre dâAlgĂ©rie)(15).
Cependant si, malgrĂ© son attitude critique vis Ă vis de lâethnologie, M. Leiris nâa jamais songĂ© Ă abandonner lâethnologie, câest peut ĂȘtre parce quâil a vu dans lâ ethnologie âhumanisĂ©eâ un moyen de se positionner dans lâ espace quâil partage avec les âautresâ. Si en dehors de lâethnologie il nây a rien, alors la nĂ©cessitĂ© de restaurer lâethnologie - comme art de vivre en partageant avec les autres - sâ impose comme la seule possibilitĂ© dâavancer vers lâutopie rĂ©volutionnaire oĂč la culture ethnique fait un avec la technologie moderne.
Dans cette perspective, son expĂ©rience dâ ethnologue a inspirĂ© un grand nombre dâactions artistiques articulĂ©es autour de la problĂ©matique de lâidentitĂ© culturelle. Lâexposition des â Magiciens de la Terreâ organisĂ©e par J.H. Martin en 1989 ( un an avant la mort de M.Leiris) est devenue une manifestation emblĂ©matique, sinon un modĂšle pour toute une sĂ©rie dâ expositions durant les annĂ©es quatre vingt-dix.
Lâ ethnicisation du monde y fonctionnait selon le schĂ©ma Ă©galitaire hĂ©ritĂ© de Michel Leiris et les oeuvres dâ art des artistes extra-europĂ©ens Ă©taient, selon lâ expression de J.H. Martin,â mises sur un pied dâ Ă©galitĂ© avec celles de nos avant- gardesâ (16). Mais contrairement Ă M. Leiris, professeur dâuniversitĂ© qui sâadressait Ă un public de chercheurs et dâinitiĂ©s, J.H. Martin sâ adresse Ă un large public de visiteurs dâexpositions, un public qui nâ est pas forcĂ©ment au courant des subtilitĂ©s de la chose ethnologique, ni de la chose artistique. Pour J. H. Martin, le public des visiteurs des grandes expositions reprĂ©sente, Ă la fois, son point fort et son talon dâAchille. En effet, il a le choix entre prĂ©senter les oeuvres en prĂ©servant leur complexitĂ© au risque de dĂ©cevoir le public ou rĂ©pondre aux attentes du public au risque de rĂ©duire la portĂ©e des oeuvres Ă la capacitĂ© de rĂ©ception du public. Il devient ainsi en quelque sorte, âotageâ et âmanipulateurâ de son public. Bien entendu la situation pourrait ĂȘtre beaucoup plus complexe que la schĂ©matisation abusive que je propose, mais J. H. Martin , en bon commis du service public, cherche Ă satisfaire le public et tant pis pour les artistes. Entre les ambiguĂŻtĂ©s de lâethnologie et celle de lâ art, J.H. Martin installe sa âmachine de guerreâ sur le terrain de la magie. Non pas la magie selon la conception âscientifiqueâ des ethnologues , mais â la magieâ selon lâ usage commun du grand public devant lâinexplicable. Ainsi, il se libĂšre de toute cohĂ©rence mĂ©thodologique qui pourrait gĂȘner sa libertĂ© de disposer des oeuvres Ă sa guise. Et il a les mains libres pour âmanipulerâ les ethnologues qui ne partagent pas ses goĂ»ts sur lâ art et les artistes qui ne partagent pas ses goĂ»ts sur lâ ethnologie. Ce qui lui permet de dire : âCâ est par le mot âmagieâ que lâon qualifie communĂ©ment lâ influence vive et inexplicable quâexerce lâ artâ.(17) .
Dans cette configuration mĂ©thodo-magique, les concepts et les catĂ©gories de la tradition esthĂ©tique europĂ©enne, chers Ă Jean Clair, sont âchamanisĂ©sâ tout en restant conformes , comme lâĂ©crit J.H. Martin, aux âjugements enracinĂ©s et engagĂ©s dans lâEurope dâ aujourdâhuiâ(18) et peuvent sâintĂ©grer dans le monde de lâethnoesthĂ©tique. Ainsi, si le concept dâ âartisteâ pose un problĂšme de classification- et il le fait! -il devient âprudent dâĂ©viter dans le titre le mot âartâ qui aurait dâ emblĂ©e Ă©tiquetĂ© des crĂ©ations provenant de sociĂ©tĂ©s qui ne connaissent pas ce concept.â(19)
Donc comme il ne convient pas de qualifier dâ âart â les pratiques des sociĂ©tĂ©s extra-europĂ©ennes, J.H. Martin applique lâappellation âmagieâ Ă toutes les pratiques cĂ©lĂ©brĂ©es dans cette exposition. Tant mieux pour les artistes europĂ©ens car, depuis Joseph Beuys, de nombreux artistes europĂ©ens devraient apprĂ©cier lâ opportunitĂ© de se voir attribuĂ©s le titre de chaman. Cependant le tour de magie de J.H.Martin ne sâ arrĂȘte pas sur la dĂ©finition des genres, il va jusquâĂ expliquer la raison du marchĂ© de lâ art et le phĂ©nomĂšne desâ flambĂ©esâ monĂ©taires par âde la magie derriĂšre ces pratiques parfois dâ apparences trĂšs matĂ©rialistesâ. Si ce professionnel de lâ art , qui sait que le marchĂ© de lâ art est aux antipodes des pratiques chamaniques, explique la loi du marchĂ© par de la magie, c est peut ĂȘtre parce que ce type dâ explication trouve un meilleur accueil chez le grand public qui souhaiterait que lâ art, la derniĂšre des religions, ne se mĂȘle pas au monde des affaires: lâ art nâ a pas de prix !
Lâapproximation qui caractĂ©rise lâ Ă©tat de la connaissance du grand public quant au contexte ethnologique et artistique dans lequel les oeuvres ont Ă©tĂ© produites, - favorise chez ce public - une attitude oĂč, selon les termes de J.H. Martin, âlâ apprĂ©hension sensible lâemporte sur les connaissancesâ . Personne ne conteste le fait que lâapproche des oeuvres dâart en gĂ©nĂ©ral se fait Ă partir dâune apprĂ©hension sensible plutĂŽt quâĂ partir de connaissances Ă©rudites. Mais cette approche se construit inĂ©vitablement sur une connaissance dite â populaireâ, affectĂ©e par les prĂ©jugĂ©s de lâĂ©poque , qui donne au public le sentiment de partager un mĂȘme bien symbolique et dâappartenir Ă une culture commune.
Conçue sur cette culture de âlâ apprĂ©hension sensibleâ, lâexposition des â Magiciens de la Terreâ ne peut que conforter les prĂ©jugĂ©s artistiques et ethniques dâun public de la classe moyenne française qui se croit dĂ©positaire des valeurs humaines universelles. Mais nâ est ce pas le propre des grandes expositions de conforter les prĂ©jugĂ©s du grand public?
Que doit on trouver dans cette exposition des âmagiciens de la terreâ sinon les belles valeurs du pays qui a inventĂ© les droits de lâ homme : lâ Ă©galitĂ©, la libertĂ© et la fraternitĂ© ? Ces idĂ©es, bien françaises, sont mises en scĂšne par le biais de lâart, non pas pour dire aux extra-europĂ©ens que les Francais Ă©prouvent Ă leur Ă©gard les meilleurs sentiments humains, mais pour dire aux français ,eux -mĂȘme, quâ ils sont solidaires avec les autres, au moins sur le plan culturel. MĂȘme si - sur le plan politique- un premier ministre de gauche dĂ©clare haut et fort queâ la France ne peut pas supporter la misĂšre du mondeâ, mĂȘme si un autre premier ministre, de droite, sâ invite chez les dictateurs africains pour les conforter dans la tyrannie avec des âpetites phrasesâ comme : la dĂ©mocratie occidentale nâ est pas compatible avec la culture africaine !.
Si les Français des annĂ©es quatre-vingt avaient besoin quâon leur confirme des valeurs, en principe, Ă©videntes de la mĂ©moire collective, câ est peut-ĂȘtre que, quelque part, dans la conscience collective, ces valeurs ont Ă©tĂ© brouillĂ©es du fait de la crise historique qui a atteint les structures Ă©conomiques et les convictions morales dâune sociĂ©tĂ© chrĂ©tienne socialisante qui tient - aujourdâhui plus quâĂ toute autre Ă©poque - Ă garder ses terres de chasse nĂ©ocoloniale en Afrique, terre de magie et de matiĂšres premiĂšres sans lesquelles lâutopie rĂ©publicaine aurait coĂ»tĂ© trop cher aux citoyens. Ces chers citoyens bĂątisseurs de lâ Europe qui, puisant leur audace dans les festivitĂ©s du nouveau millĂ©naire, nâhĂ©sitent pas Ă organiser en 2000 un sommet euro-africain afin dâengager avec les Africains, une rĂ©flexion sur les moyens les plus efficaces de faire face Ă la mondialisation ! Depuis quand la rĂ©flexion sur la Mondialisation est- elle compatible avec la culture africaine ? Et quelle est cette effrayante Ă©pidĂ©mie qui se nomme mondialisation, si ce nâest la suite logique dâ un processus dâ intĂ©gration au marchĂ© international, processus auquel les Africains doivent leur adhĂ©sion Ă un sous-dĂ©veloppement assorti de guerres et des famines?
Les partages tronqués
Cependant , â Il faut se mĂ©fier- comme lâ Ă©crit J.H. Martin- de nos Ă©tiquettes schĂ©matiques qui risquent dâocculter la complexitĂ© de certaines situations localesâ. Mais on ne se mĂ©fie jamais assez ! Car onze ans aprĂšs ses â magiciens de la terreâ , J.H. Martin poursuit , dans â Partage dâ exotismesâ, son thĂšme prĂ©fĂ©rĂ© : lâ ethnicisation du monde. Un monde habitĂ© - selon J.H.Martin, par des ethnies europĂ©ennes et des ethnies extra-europĂ©ennes qui se regardent au-delĂ du contexte colonial. Un monde oĂč âchaque culture est exotique pour lâ autreâ. Ainsi, dans un interview au journal Le Monde (25/6/2000), J.H. Martin estime que â les cultures ont une valeur Ă©gale , quâ elles peuvent se regarder les unes les autres comme Ă©trangĂšres, les unes les autres comme Ă©tranges , comme exotiquesâ .
Dans le catalogue de cette exposition, âPartage dâ exotismesâ, J. H. Martin jouit du titre de âcommissaire invitĂ©â, certainement parce quâil a Ă©tĂ© invitĂ© par les deux initiateurs lyonnais du projet : Thierry Prat et Thierry Raspail , qui voient en lui une sorte de maitre en musĂ©ographie de lâart contemporain. A vrai dire câest une qualitĂ© qui nâ est pas entiĂšrement fausse puisque la musĂ©ographie de lâart contemporain reste une discipline sursitaire, voire ambigĂŒe, dans la mesure oĂč elle se confond - et souvent de maniĂšre dĂ©libĂ©rĂ©e - avec son objet.
J.H. Martin bĂ©nĂ©ficie donc du titre de âcommissaire invitĂ©âqui Ă©voque le âguest starâ en guise de reconnaissance - que les deux Ă©lĂšves ne cachent pas - envers âle maitreâ des magiciens de la musĂ©ographie. Dans leur introduction au catalogue de la Biennale, les deux hĂŽtes de J.H. Martin lui rendent hommage en reprenant ses thĂšses sur la science de lâ exposition, sur lâart et la culture .
Et si on ne voulait pas occulter la complexitĂ© de la situation locale de cette exposition, il faudrait la voir comme une attestation de rĂ©ussite de âMagiciens de la Terreâ, tout en y voyant un certificat de dĂ©cĂšs dâun genre nouveau prĂ©cipitĂ© vers sa fin par une acadĂ©misation abusive de la part des Ă©lĂšves, trop bienveillants Ă lâ Ă©gard du âmaitreâ.
Un premier Ă©lĂ©ment de la complexitĂ© de la situation rĂ©side dans le fait que ce genre dâexposition remet en question la tradition de lâexposition dâ art comme pratique qui concerne les EuropĂ©ens. Dans cette perspective, la brĂšche ouverte par J.H. Martin aux artistes extra-europĂ©ens, prend lâallure dâun geste â dĂ©localisantâ pour les centres habituels de lâ initiative artistique. âCâ est une idĂ©e qui ne passe pas forcĂ©ment ici ou ailleursâ reconnait J.H. Martin dans le mĂȘme interview , car ce geste ne dĂ©range pas seulement des gens comme Jean Clair, lâintraitable vigile de lâutopie artistique europĂ©enne, mais il dĂ©range, aussi et surtout, certains extra-europĂ©ens, Ă lâ image de certains âcritiques chinoisâ installĂ©s confortablement , mais rĂ©solument, dans les catĂ©gories artistiques et les schĂ©mas identitaires hĂ©ritĂ©s de la tradition europĂ©enne, et formant ainsi des alliĂ©s, aussi prĂ©cieux quâ inattendus pour Jean Clair. Cependant ce qui est troublant dans le geste de J.H. Martin câ est que saâbrĂšcheâ ne devient pas âporte ouverteâ aux improbables dialogues entre des cultures dites Ă©gales les unes aux autres, peut-ĂȘtre parce queJ.H. Martin - qui nâest pas M. Leiris- lâa voulu dĂšs le dĂ©part comme une âsoupapeâ qui permet aux europĂ©ens dâ Ă©viter lâ Ă©touffement dans lâ Ă©tanchĂ©itĂ© dâune tradition esthĂ©tique Ă©troite et dont la seule et derniĂšre utilitĂ© est de justifier les privilĂšges dâune minoritĂ© qui domine le monde actuel.
Je pense que ce qui est commun entre lâ attitude dâ un Jean Clair qui cherche Ă sauver lâOccident, en y interdisant lâaccĂ©s aux extra europĂ©ens et celle dâ un J. H. Martin qui cherche Ă le sauver en y mĂȘlant du sang extra europĂ©en, câ est que tous les deux sâaccordent Ă dire que lâ Occident est en danger. Ainsi, Ă des artistes supposĂ©s de lâextĂ©rieur, le bon douanier de lâ art occidental, celui qui est pour le quota sĂ©lectif dâintĂ©gration, demande dâabord une identitĂ© certifiant leur statut dââaliensâ Ă lâ art de la modernitĂ© occidentale. Ce fut, au moins, mon cas lorsque J.H. Martin, qui connait mon travail dâ artiste âafricainâ(?), mâ a proposĂ© de participer Ă lâ exposition â Partage dâexotismesâ en Mars 1999. Dans sa lettre (du 8/3/99) il nâa pas oubliĂ© dâ insĂ©rer la mise en garde usuelle, que les commissaires dâexposition europĂ©ens adressent aux artistes extra-europĂ©ens, sur les dangers de perte de leur virginitĂ© culturelle :
â(...) Lâ adoption du modernisme peut-ĂȘtre perçue comme un progrĂšs contre lâobscurantisme archaĂŻque mais tout autant comme une perte dâ identitĂ© et une soumission Ă une domination culturelle aussi bien que politique et Ă©conomique de lâoccident â. Je me suis donc demandĂ© : De quelle identitĂ© parle-t-il? De quel modernisme ? De quel Occident ? Peut on perdre son identitĂ© comme on perdrait sa casquette ou son parapluie ? Et quâ est ce quâil arrive Ă une personne ayant perdu son identitĂ© ? Comment peut-on Ă©chapper au modernisme ? Et enfin, qui est donc ce grand satan nommĂ© âOccidentâ que tout le monde agite devant mes yeux afin que je prenne garde Ă ne pas y perdre mon Ăąme?
Toutes ces interrogations mâ ont incitĂ© Ă Ă©crire au grand magicien de lâart contemporain pour lui expliquer la complexitĂ© de ma posture dâ artiste occidental extra-europĂ©en ne se reconnaissant pas dans les catĂ©gories esthĂ©tiques mises Ă disposition des usagers de lâ art.
Ma manoeuvre me semblait simple, elle consistait Ă dire : Votre machine de dialogue entre les cultures me parait suspecte et votre statut officiel de reprĂ©sentant de lâinstitution ne fait pas de vous un reprĂ©sentant de la civilisation occidentale, dâautant plus que moi je ne tiens pas Ă passer pour le reprĂ©sentant dâ une quelconque civilisation âautreâ. Bref, nous sommes tous partenaires dans le mĂȘme âsquatâ de la civilisation du marchĂ© mais, si vous ne voulez pas me voir Ă votre cĂŽtĂ©, câest que ce regard â Ă©galitaireâ que je revendique pourrait entrainer la perte de privilĂšges matĂ©riels et psychologiques que vous avez accumulĂ©s depuis lâ Ă©poque coloniale. Que je sois africain , asiatique ou amĂ©rindien, la seule identitĂ© Ă laquelle la culture du marchĂ© me donne accĂšs aujourdâhui , câ est celle dâun exclu occidental et extra europĂ©en. Cela signifie que sâil y a une identitĂ© culturelle Ă construire, elle sera sĂ»rement construite sur le fait de lâexclusion plutĂŽt que sur nâimporte quel folklore ethnique. LâOccident est sans frontiĂšres grĂące Ă une ubiquitĂ© sans faille des rĂ©seaux du marchĂ© international. Est ce cela qui angoisse les occidentaux dâEurope : lâ idĂ©e dâ intĂ©grer un nouvel Occident qui Ă©chappe Ă leur contrĂŽle? Un Occident indiffĂ©rent Ă lââexception culturelleâ lorsque cette exception nâ est pas cotĂ© en Bourse. Bref, donc, en acceptant de participer Ă votre exposition, qui sâannonce exotique, je prends le pari sur lâ intelligence dâun public Ă©clairĂ© qui saurait trouver accĂ©s Ă ma crĂ©ation dans un labyrinthe piĂ©gĂ© par les tentations exotiques. Jâ ai pariĂ© Ă©galement- mais sournoisement- sur lâintelligence du grand magicien - qui mâavait Ă©crit : âVotre oeuvre mâintĂ©resse fortementâ - pour espĂ©rer voir mon âoeuvreâ passer en âcontrebandeâ, Ă lâinsu des âdouaniersâ de lâ ethno-esthĂ©tisme dont il sâest entourĂ©. Dommage que le passeur attendu nâait pas Ă©tĂ© au rendez vous.
Un an plus tard, jâ ai Ă©tĂ© contactĂ© par T. Raspail , commissaire de lâexposition, qui mâa annoncĂ© que, finalement, ils avaient dĂ©cidĂ© de ne pas montrer mon travail mais quâils souhaitaient publier, dans lâintroduction du catalogue, ma lettre Ă J.H. Martin âen tant que problĂ©matisation de âlâ exotismeâ et indice dâ une limite au projet interprĂ©tĂ© comme entreprise socio-anthropologique.â(20) LĂ , jâ ai compris que jâavais gagnĂ© un pari que je nâavais jamais pris : celui du politiquement correct qui fait lâessence mĂȘme de lâartisanat des montreurs de lâ art extra-europĂ©en en France.
Si ma manoeuvre nâa pas eu dâ effet sur J. H. Martin, câest peut ĂȘtre quâen tant que âprofessionnelâ de lâ art extra-europĂ©en, il ne pouvait pas- reconnaitre mon art qui est Ă lâimage de ma modernitĂ© dâ occidental africain, bien quâil apprĂ©cie le propos critique que je tiens sur lâ art africain. La morale de cette histoire est que l âart africain est incompatible avec le discours critique .
Mais au delĂ de mon implication personnelle ,â Partage dâ exotismesâ rĂ©vĂšle un autre aspect de la complexitĂ© de lâexposition dâ art extra-europĂ©en . En effet, lâexposition se pose ici comme un nouveau genre musĂ©ographique qui cherche Ă se consolider sur la scĂšne artistique en accumulant rĂšgles et limites au croisement de lâ art et de lâethnologie. Vue dans lâ axe de âMagiciens de la Terreâ, lâexposition âPartage dâexotismesâ fonctionne comme un relais oĂč toutes les notions ayant servi Ă âMagiciens de la terreâ sont reprises de maniĂšre systĂ©matique :
- Le premier symptĂŽme se dĂ©clare chez la personne mĂȘme du commissaire dâexposition en tant que reprĂ©sentant de lâ institution musĂ©ale. Tout euphorique, le commissaire dâune exposition dâ art extra-europĂ©en entre dans leâ rĂŽleâ quâon lui a donnĂ© en prenant la posture du â reprĂ©sentant de lâ Occident.â Tous les commissaires de ce genre de manifestations se complaisent dans le rĂŽle de âporte parole de la civilisation occidentaleâ, et de ce lieu ils peuvent attribuer le titre de âreprĂ©sentantâ de la civilisation â autreâ Ă ceux qui veulent bien se prĂȘter Ă leur jeu de dialogue entre les civilisations.
-Une fois installĂ© dans la posture de gĂ©rant des rapports interculturels, le âcommissaire- artisteâ de lâ exposition peut exprimer sa volontĂ© de tout intĂ©grer dans les perspectives dâune culture humaine mondiale. (Lâhumanitarisme est devenu une affaire rentable Ă peu de frais!). Cela nĂ©cessite une relativisation de la centralitĂ© historique de la tradition artistique europĂ©enne qui accorde une place aux arts des autres, Ă ses cĂŽtĂ©s. Parfois, on peut aller jusquâĂ demander Ă la tradition europĂ©enne de â faire le mortâ pour mieux intĂ©grer les sceptiques et les mauvais coucheurs ! Et si jamais cet occident ne veut pas jouer le jeu, certains, commeThierry Ehrmann, pourront tout simplement annoncer sa mort. Attention T. Ehrmann est le prĂ©sident dâ Artprice, entreprise considĂ©rĂ©e comme âleader mondial des banques de donnĂ©es sur la cotation et les indices de lâ art avec plus de 2 millions de rĂ©sultats de ventes couvrant 172000 artistes du IV° siĂšcle Ă nos joursâ. Pour ce partenaire officiel de la Biennale de Lyon, l âexposition âPartage dâexotisme âmarque la fin de lâesthĂ©tique occidentale en ouvrant grand ses portes Ă lâesthĂ©tique mondialeâ(Voir artprice.com). Si Paco Rabin a annoncĂ© la fin du monde pour pouvoir vendre ses vĂȘtements - qui sont quelquefois de vĂ©ritables chefs-dâoeuvre de sculpture -T. Ehrmann est plus modeste, il se contente dâ annoncer la fin de lâesthĂ©tique occidentale.
-Le fait que lâ art extra-europĂ©en habilitĂ©, nâest visible que lorsquâil est ethnicisĂ©, entraine lâethnicisation de lâ art europĂ©en, cela nâ empĂȘche pas les gardiens de lâ ethno-esthĂ©tique de prĂ©server Ă lâ art europĂ©en ethnicisĂ© le statut de rĂ©gulateur central. Cette reconnaissance de la place du rĂ©gulateur a toujours Ă©tĂ© prononcĂ©e Ă mi-voix, Ă lâombre des grandes dĂ©clarations sur lâ Ă©galitĂ© des cultures : Lâexposition âPartage dâ exotismesâ - comme lâ exprime J. H. Martin, dans Le Monde du 25/6/2000 - â(... ) implique un partage que nous souhaitons idĂ©alement Ă©galitaire. En rĂ©alitĂ© on sait bien oĂč est le pouvoir et oĂč est la domination : du cĂŽtĂ© de lâ Occidentâ. Pour faire Ă©cho aux propos du maitre, T. Prat et T. Raspail dĂ©clarent - cette fois-ci, depuis la position ultra-europĂ©enne de Jean Clair- câest Ă dire en leur qualitĂ© de âmĂąlesâ, â blancsâ et âchrĂ©tiensâ - que âLe partage dâexotisme â est inĂ©galitaire car il sâ inscrit dans le champ de lâ art circonscrit et affinĂ© depuis toujours par lâ Occident â(21) .
-La tendance Ă vouloir plaire au grand public incite les montreurs de lâ art exotique Ă faire lâĂ©conomie de lâ apprĂ©hension âcritiqueâ en faveur dâune apprĂ©hension âmagiqueâ chĂšre au maitre. Ce que J. H. Martin nommait â magie des objetsâ, est qualifiĂ© pudiquement par ses disciples âpensĂ©e visuelleâ. Ainsi ils expliquent que, dans une exposition comme celle de la seconde Biennale de Lyon (1993), quand âles catĂ©gories formelles apparaissaient comme ne sâencastrant pas dans les attendus de lâhistoriographie critiqueâ, les commissaires de lâexposition se sont servis de cette âpensĂ©e visuelleââ (...) âreposant sur une isotopie singuliĂšre des oeuvres, qui nâ avait rien Ă voir avec une esthĂ©tique discoursive constituĂ©eâ.(22) Cette esthĂ©tique discoursive constituĂ©e est dĂ©signĂ©e, par les auteurs du catalogue, prĂ©cisĂ©ment par un â en grosâ expĂ©ditif, comme : â celle des philosophes, historiens dâ art et autre traducteursâ (23). Je ne sais pas si les ethnologues sont inclus dans cette catĂ©gorie mĂ©prisable dite dââautres traducteursâ, mais si , comme lâont dĂ©clarĂ© les auteurs de lâ exposition : en France, la Biennale qui est financĂ©e par des fonds publics, est âaussi un service pour le publicâ , le public francais des expositions aura du mal Ă gober une esthĂ©tique des commis du service public qui font table rase de la philosophie et de lâ histoire de lâ art , mĂȘme si ces agents administratifs, culpabilisĂ©s par leur conscience professionnelle, se rĂ©fugient dans le terroir de âMagiciens de la terreâ. Terroir officiellement garanti 100% â politiquement , spirituellement et techniquement incorrectâ(24). Quand â le politiquement incorrectâ devient une valeur recherchĂ©e par les commissaires de lâ art officiel , câ est que lâ insolence est dĂ©ja transformĂ©e en acadĂ©misme sans consĂ©quences.
Cependant cette insolence convenue, conditionnĂ©e pour la consommation du grand public, se vend bien du moment oĂč le â dĂ©rapageâ reste conforme aux attentes du dit public. Un cas intĂ©ressant de ce que les commissaires dâexposition qualifient dââisotopie singuliĂšre de lâ oeuvreâ est fourni par lâ oeuvre dâun artiste suisse:Thomas Hirschhorn, sensible Ă la â pensĂ© visuelleâ des organisateurs de lâ exposition. Lâ oeuvre deT. Hirschhorn est intĂ©ressante dans la mesure oĂč elle pose le problĂšme du regard que les artistes et leurs commissaires europĂ©ens posent sur le monde extra europĂ©en. Dans son installation intitulĂ©e: âNations Unies :Miniatureâ, ( oeuvre conçue pour âPartage dâ exotismesâ) ,Thomas Hirschhorn rĂ©alise en miniature, un parcours que le visiteur emprunte, Ă travers les zones de guerres marquĂ©es par les interventions de lâOrganisation des Nations Unies. Le catalogue de la Biennale confirme lâ accent critique de lâ oeuvre en prĂ©cisant que âLâ intervention de lâ ONU prĂ©sentĂ©e avec une multitude de chars et dâ hĂ©licoptĂšres blancs se rĂ©pĂšte dâ un champ de bataille Ă lâ autre de maniĂšre uniforme sans quâ on sache trĂšs bien sâ ils cernent ou sâ ils attisent les conflits. Une riche bibliographie est Ă la disposition du visiteur Ă partir des points de vues sur les théùtres de la guerre qui se situent dans les pays suivants : Liban, Sierra Leone, Palestine, Rwanda, Congo-ex ZaĂŻre, TchĂ©tchĂ©nie, Bosnie, Timor, Chiapas, Kosovo.â Certains visiteurs informĂ©s ont remarquĂ© que lâ ONU nâ avait pas Ă©tĂ© prĂ©sente au Chiapas! Mais apparement cela nâ a pas dâ importance aux yeux des organisateurs. La prioritĂ© Ă©tant de soutenir la bonne cause des Indiens. Peut ĂȘtre que pour lâ artiste et les commissaires dâexposition, lâONU devrait avoir une isotopie singuliĂšre qui justifie son intervention dans tous les lieux oĂč les guerres, dites ethniques , font des ravages. AprĂšs tout , dans la nuit du monde extra europĂ©ens tous les chats devraient ĂȘtres noirs.
Comme les professionnels â blancs â et âmĂąlesâ de lâ art extra-europĂ©en en gĂ©nĂ©ral, et de lâ art africain en particulier, se placent dĂ©libĂ©rĂ©ment dans lâ angle mort de leur âpensĂ©e visuelle â isotopique, (traduisez: PensĂ©e arbitraire!), ils finissent par ne rien voir de la rĂ©alitĂ© des rapports des forces entre les ĂȘtres et les â autresâ . Si le regard â socialâ reste incongru dans le petit monde des professionnels de lâ art contemporain , il est presque tabou chez les montreurs de lâ art extra-europĂ©en. Peut ĂȘtre, parce quâune vision sociale de la rĂ©alitĂ© artistique dâun pays africain, par exemple, dĂ©range profondĂ©ment. En effet, dans le miroir de lâ Afrique, les EuropĂ©ens- et les Français en particulier- risquent de voir une image dĂ©cevante dâeux -mĂȘme. Cette image tabou, quâ il ne faut ni voir ni montrer, est au coeur mĂȘme de la version contemporaine de la plus ancienne querelle de la civilisation judĂ©o-chrĂ©tienne : la querelle des images!.
Aujourdâhui, grĂące Ă la technologie de la communication, lâ mage de la misĂšre du monde est partout, mais pour la voir il faut la montrer, et pour la montrer il faut la signaler. Mais comme personne nâose regarder le visage effrayant du sous-dĂ©veloppement africain par crainte de rester pĂ©trifiĂ© Ă jamais, les professionnels de lâimage dans lâutopie europĂ©enne excellent Ă sâ inventer un autre visage pour lâ Afrique, un visage exposable et des Africains â regardables !â AprĂšs tout, câest un service public pour le grand public qui nâ en demande pas mieux. Le jour viendra, peut-ĂȘtre, oĂč la machine de lâethnoesthĂ©tique se mettra Ă rĂ©inventer des français convenables pour lâ usage du marchĂ© international. Qui sait ? Peut-ĂȘtre bien que lâon pourra mĂȘme profiter de lâexpĂ©rience des africains en la matiĂšre ! Ce jour lĂ , on connaitra sans doute le vĂ©ritable partage .
Ces lignes sont loin dâĂ©puiser la complexitĂ© de la machine Ă fabriquer des Africains.
Quand je dis âmachineâ, lâimage qui me vient Ă lâ esprit est lâimage dâune drĂŽle de machine que lâon a montĂ©e, dans lâ urgence du marchĂ©, Ă lâ image de ces machines suicidaires que le sculpteur suisse Jean Tinguely construisait au dĂ©but des annĂ©es soixante. Des machines-sculpture motorisĂ©es qui font trois petits tours et puis sâauto-dĂ©truisent. Mais, Ă la diffĂ©rence des machines suicidaires de Tinguely, quand la machine Ă fabriquer les Africains engage un processus dâ auto-destruction, elle entraine les Africains avec elle. Ce fut le cas dâ une certaine machine baptisĂ©e âlâEtat nation â qui sâest rĂ©duite Ă â lâĂ©tat- ethnieâ ( En Somalie , au Rwanda, au LibĂ©ria, au Congo... etc. ). Ce fut aussi le cas de la machine baptisĂ©e âĂ©change Ă©conomiqueâ qui se mĂ©tamorphosa en dette, ou encore la machine âcoopĂ©rationâ qui devint ingĂ©rence et corruption jusquâĂ la machine dite âculture africaine â qui dĂ©possĂšde le continent de ses diversitĂ©s sociales et historiques pour en faire une entitĂ© â nĂ©grologiqueâ maniable pour tous les partages possibles. Dans la mĂ©canique de â la culture africaineâ, lââartafricanismeâ est un petit rouage, mais câ est une piĂšce indispensable au fonctionnement dâune Afrique que les EuropĂ©ens voudraient conforme Ă lâ image de lâauthenticitĂ© sans faille.
Que faire de cette authenticitĂ© africaine que les EuropĂ©ens ont façonnĂ©e pour lâAfrique ? Un jour un ami artiste reçut la visite de lâun de ses cousins venu lui demander de lui faire un portrait de son pĂšre (qui ne souhait pas poser) Ă partir dâune vieille photo. Une petite photo en noir et blanc qui semblait ĂȘtre la seule photo disponible du pĂšre du cousin. Lâami artiste prit la photo et se mit au travail. Quelques jours plus tard, le portrait Ă©tait prĂȘt. Lâami artiste me raconta que quand son cousin Ă©tait venu chercher le portrait de son pĂšre, il avait manifestĂ© sa dĂ©ception, car il trouvait que lâimage peinte ne ressemblait pas Ă son pĂšre. L âauteur du portrait tenta de lui expliquer que cela tenait au fait que la photo nâĂ©tait pas de bonne qualitĂ©. Sur ce, son cousin le remercia poliment, et emporta le portrait pour lâaccrocher dans son salon. Quelque temps plus tard, lâartiste rendit visite Ă son cousin. Dans le salon, il contempla son travail avec gĂȘne avant dâ interpeller son cousin: â Ecoute , si tu me trouves une photo de meilleure qualitĂ©, je pourrais te refaire un portrait plus ressemblantâ. Le cousin garda le silence un instant avant de rĂ©pliquer : âTu sais, au dĂ©part je nâ Ă©tais pas convaincu que cette image reprĂ©sentait mon pĂšre. Je lâ ai prise par respect pour ton travail. Mais depuis quelque temps, chaque fois que je regarde mon pĂšre, je trouve quâil ressemble de plus en plus Ă ce portrait ! Il nâest pas nĂ©cessaire que tu mâen fasses un nouveau, celui-ci me convient parfaitement !â.
La morale de cette histoire est quâune culture africaine- comme toute autre- ne peut exister quâen tant que culture tronquĂ©e, tronquĂ©e par le regard, celui des autres et celui des Africains eux-mĂȘmes. Lâ Afrique que jâ ai fuie nâest ni lâAfrique des ethnologues et autres africanistes ni celle Ă laquelle les afro-amĂ©ricains et les rastamen britanniques diasporisĂ©s se rĂ©fĂšrent . Câest une Afrique qui ressemble chaque jour davantage Ă lâimage brouillĂ©e que les mĂ©dia occidentaux nous renvoient entre guerres famines et tam tam. La seule image disponible Ă ce jour. Que faire donc de cette image? Moi je la garde et je la soigne selon les termes de ce proverbe soudanais: âLa folie que tu connais est certainement moins dangereuse que celle que tu ne connais pas !â
Quand je dis que je la soigne, je pense Ă cette âtraditionâ africaine de soigner les produits de la modernitĂ© industrielle Ă lâimage de ces machines importĂ©es dâEurope et qui arrivent en Afrique sans manuel dâutilisation et sans piĂšce de rechange. Des machines que les Africains doivent rĂ©inventer dans lâurgence Ă la mesure de la nĂ©cessitĂ©. Soigner lâimage de lâAfrique implique une logique de rĂ©cupĂ©ration oĂč personne nâest Ă exclure, pas mĂȘme J.H. Martin ou J. Clair, ni S. Vogel. Ces âartafricanistesâ sont utiles Ă lâart des Africains, parce que jusquâĂ nouvel ordre, il nây a quâeux qui sây intĂ©ressent et de ce fait, ils dĂ©finissent un terrain de dĂ©bat autour de lâart africain.
A lâaube de lâĂ©poque coloniale, les europĂ©ens avaient le choix entre deux attitudes: soit fraterniser et partager avec les extra europĂ©ens conquis, et accomplir avec eux le rĂȘve de bonheur de la civilisation humaine , soit dominer , exploiter et exclure des ĂȘtres qui Ă©taient pourtant entiĂšrement disposĂ©s Ă rejoindre lâ Utopie des dominants. Aujourdâhui Ă lâ aube dâ une libĂ©ralisation globale, les EuropĂ©ens se trouvent devant le mĂȘme dilemme Ă©thique: partager avec les pauvres pour retrouver un humanisme perdu ou pactiser avec les riches pour rĂ©cupĂ©rer la part du butin nĂ©cessaire Ă la restauration de lâ Utopie dĂ©labrĂ©e dans laquelle ils espĂšrent survivre. Bien entendu, mon raccourci historique peut apparaitre trop abrupt pour saisir la complexitĂ© de lâ antagonisme qui caractĂ©rise le monde contemporain.Cependant ma schĂ©matisation reste en parfaite concordance avec les schĂ©matisations opposĂ©es qui revendiquent les â guerres des civilisationâau nom du capital symbolique occidental. La guerre du Bien contre le Mal, que les pays les plus riches, derriĂšre G. Buch( PĂšre et fils!) entendent mener contre les pays les plus pauvres, derriĂšre Saddam - Ben Laden, incarne une schĂ©matisation trop grossiĂšre pour pouvoir oblitĂ©rer la complexitĂ© des parts de marchĂ© Ă partager en butin de cette guerre ethnique mondiale qui nous guette Ă chaque fois nous allumons nos tĂ©lĂ©viseurs.Peut ĂȘtre que tout cela nous Ă©loigne de lâ art africain contemporain tel quâil est cĂ©lĂ©brĂ© par lâethno esthĂ©tisme des EuropĂ©ens, mais, peut ĂȘtre que pour nous rapprocher de la rĂ©alitĂ© que vivent les Africains aujourdâhui, il est temps de regarder cet autre art africain que les EuropĂ©ens ignorent : celui de la survie.
_________________________________NOTES _________________________________
(1) Susan Vogel, Africa Explores, 20th. Century African Art, 1991, Centre For African Arts, New York City , p. 14-25.
(2) Ahmed Bechir âBolaâ, Art et identitĂ© culturelle au Soudan : Le cas de lâ Ecole de Khartoum, ThĂšse de Doctorat soutenue Ă Paris I, DĂ©c. 1984.
(3) Sidney Littlefield Kasfir , LâArt Contemporain Africain, Thames & Hudson , Paris 2000, p. 172.
(4) Jean -Yves Jouannais, Catalogue de lâ exposition âUn Art Contemporain dâAfrique du Sud, Editions Plume et lâ Association Francaise dâ Action Artistique, 1994 .
(5)Michel Leiris, Miroir de lâ Afrique, Gallimard, 1996 , p. 28.
(6)Jean Hubert Martin, Magiciens de la Terre, Edition du Centre Georges Pompidou, Paris 1989, p.8
(7) Michel Leiris, Cinq Etudes dâEthnologie, DenoĂ«l/Gonthier 1969, p. 87
(8), Ibid. p.. 106-111.
(9) Ibid.
(10) Ibid.
(11) Ibid.
(12) Ibid
(13)Ibid.
(14) Miroir de lâ Afrique, p.415
(15)Ibid p. 1391 .
(16) J.H. Martin , PrĂ©face du catalogue â Magiciens de laTerre â, p.8
(17)Ibid
(18) Ibid
(19)Ibid
(20)Voir introduction de Prat et Raspail pour le catalogueâ Partage dâ exotismeâ, p. 15.
(21) Ibid p. 10
(22 ), Ibid p.8
(23) Ibid p.9
(24) Ibid p.9