SOFT POWER [Group show]
Centre d'art contemporain Transpalette, Bourges - 31.10.2018 - 19.01.2019
Read the short introduction by curator Julie Crenn [French]:
SOFT POWER résulte d’un désir, celui de mettre en espace la synthèse d’une recherche doctorale menée entre 2007 et 2012 à l’université Bordeaux 3. La thèse, qui porte sur les pratiques textiles contemporaines, évacue les dimensions fonctionnelles et décoratives des matériaux textiles, au profit d’une analyse de leur charge critique, poétique et politique. L’intérêt spécifique pour les matériaux textiles provient d’une analyse de l’œuvre de Frida Kahlo, notamment de son usage politique des robes tehuanas. Des robes issues de la communauté indienne et matriarcale au Mexique, à travers lesquelles l’artiste revendiquait un espace politique en tant que femme artiste extraoccidentale. « Les qualités physiques et intimes du tissu lui permettent d’incarner la mémoire, l’émotion, et de devenir la métaphore quintessentielle de la condition humaine. » [1] Le vêtement, et par extension la matière textile, devient alors le support de luttes et d’affirmations. À la fin des années 1960, les artistes féministes ont procédé à une réappropriation critique des pratiques et techniques cantonnées à leur condition en tant que femmes pour, comme l’a écrit Aline Dallier «contribuer à effilocher l’ordre établi. »[2] La broderie, la couture, le crochet, le tricot ou le quilting sont devenus des pratiques artistiques à part entière. Les combats se transforment et se déplacent, tout comme la visibilité et la réception des pratiques textiles qui bénéficient aujourd’hui de lectures moins binaires. Elles résistent aux différentes formes de domination et de hiérarchisation. « Les textiles créent une rupture autour et à travers les notions d’amateur, d’art et d’artisanat, jetant les mots eux-mêmes dans la crise – s’apparentant à une crise d’identité. »[3] De la déconstruction des masculinités au choc des classes, en passant par l’empowerment des modes de représentation ou le déplacement de pratiques artisanales ancestrales, les artistes injectent à travers les fils et les fibres leurs histoires, leurs expériences et leurs démarches critiques.
À travers un corpus généreux d’artistes, une géographie étendue et une pluralité des médiums textiles, trois problématiques à la fois distinctes et complémentaires sont explorées dans l’exposition : l’Histoire et la représentation des corps noirs, l’expérience de l’exil et l’expression plastique d’engagements féministes. Trois problématiques pour avant tout réfléchir aux aliénations et aux invisibilisations signalées par les artistes. Il s’agit alors de manifester des histoires réprimées, de représenter des corps rendus absents, de sublimer des oppressions, de transcender des violences ou encore de reconstruire des récits. Les invisibilisations et les égalités (genrées, racisées, sociales, sexuelles) sont intimement liées au patriarcat, au colonialisme, aux rapports de pouvoir, à une normalisation des corps et des formes, aux modèles imposés excluants.
Les corps, situés et représentés, traversent notre réflexion. Ils s’inscrivent au cœur de mythologies personnelles et collectives, de gestes, de matériaux, de déplacements, de traditions, de rencontres, d’expériences partagées. À New York, Ghada Amer brode dans la toile des scènes érotiques répétées, à la fois visibles et invisibles. À Soweto, Senzeni Marasela brode de fil rouge un ensemble d’autoportraits. Plusieurs heures par jour, à Buenos Aires, Leo Chiachio et Daniel Giannone brodent des scènes fantasmagoriques où les traditions rencontrent leur histoire. À Paris, Raymonde Arcier tricote le fil de fer pour structurer, maille par maille, une armure pour affronter la violence du monde de l’art. Sur des draps ou des tee-shirts, Babi Badalov peint des slogans poétiques et politiques. Les tapisseries altermondialistes de Suzanne Husky nous confrontent à la brutalité du néolibéralisme. Les œuvres de Joana Vasconcelos, Sara Ouhaddou, Yto Barrada ou Aurélie Ferruel & Florentine Guédon rejoignent le mouvement craftiviste (craftivism) en conjuguant l’art handmade, l’artisanat et action politique. La créature mi-animale, mi-humaine de Rina Banerjee atteste de la puissance des corps hybridés. Les tentures sérigraphiées de Raphael Barontini déplacent les modèles occidentaux vers la création de légendes créoles. La créolité, dans l’œuvre poétique et théorique d’Édouard Glissant, habite l’ensemble de l’exposition : « C’est une façon de se transformer de façon continue sans se perdre. C’est un espace où la dispersion permet de se rassembler, où les chocs de culture, la disharmonie, le désordre, l’interférence deviennent créateurs. » Les corps, les histoires, les représentations sont réunis au sein d’une exposition archipélique où la Relation appelle à reformuler les normes, les modèles et les stéréotypes. Les matériaux textiles et tous les gestes qu’ils impliquent sont en effet les supports et les vecteurs de résistances, d’empowerment et de transmission. Par le fil ou la fibre, les artistes refusent, transforment, déplacent, contestent, réincarnent les récits jusque là écrits par les dominant.e.s.
Le chaos-monde n’est ni fusion ni confusion : il ne reconnaît pas l’amalgame uniformisé – l’intégration vorace – ni le néant brouillon. Le chaos n’est pas « chaotique ». Mais son ordre ne suppose pas des hiérarchies des précellences – des langues élues ni des peuples-princes. Le chaos-monde n’est pas un mécanisme, avec des clés. L’esthétique du chaos-monde (qui est donc ce que nous nommions l’esthétique de l’univers, mais désencombrées des valeurs a priori) globalise en nous et pour nous les éléments et les formes d’expression de cette totalité, elle en est l’action et la fluidité, le reflet et l’agent en mouvement. Le baroque est la résultante, non érigée, de ce mouvement. La Relation est ce qui en même temps le réalise et l’exprime. Elle est le chaos-monde qui (se) relate. La poétique de la Relation (qui est donc une part de l’esthétique du chaos-monde) pressent, suppose, inaugure, rassemble, continue et transforme la pensée de ces éléments, de ces formes, de ce mouvement. Déstructurez ces données, annulez-les, réinventez leur musique : l’imaginaire de la totalité est inépuisable. Et toujours et sous toutes formes, entièrement légitime, c’est-à-dire libre de toute légitimité.[4]
Les matériaux textiles sont inhérents à nos histoires, nos quotidiens, nos corps, nos intimités. Les artistes s’emploient à les extraire de la sphère domestique pour en faire les outils et les supports de leurs engagements. Ils apparaissent comme les écrans sensibles et tactiles à travers lesquels se reflètent nos sociétés. Parce qu’elles sont issues de traditions identifiées (culturelles et/ou familiales), les pratiques textiles représentent un moyen de désobéissance et de dissidence vis-à-vis d’une pensée imposée. Elles engagent au contre-évènement, à un positionnement à rebours, à contre-courant du spectacle aliénant et à la régénération d’un imaginaire collectif fossilisé. Tisser, découper, coudre, broder, nouer, tricoter, piquer, assembler, écrire, dessiner, filmer, peindre, danser : les matériaux, les gestes et les expériences participent à la réinvention de l’imaginaire de la totalité.
Julie Crenn